mardi 5 juin 2007

Chinois, sinon rien

Tout le monde le sait, Philippe Sollers (1936-) aime la Chine et les Chinois, sur tous les modes et presque dans toutes les circonstances, et il aime aussi l'afficher comme ici : « Contre toutes les preuves brutales du contraire, le raffinement chinois est une idée neuve sur cette planète en train de devenir folle. » [« Le corps chinois », L'infini, n° 90 (Printemps, 2005), p. 155] ; Mao, grâce à lui, peut devenir l'instant d'une chronique un « grand criminel subtil » ; et il ne tient plus qu'à nous, emportés par l'élan, de suivre ses injonctions à « deven[ir] le plus possible chinois, sinon rien » .

Le site Pileface.com dédié à l'âme de Tel Quel, véritable autel virtuel dressé à sa gloire est non seulement généreux en textes et en documents sur le grand écrivain et son œuvre, mais aussi pas vraiment avare en justifications sur ses prises de positions pendant la période maoïste [il suffit de fouiner ici ou ]. Il fait bien entendu une large place à ses engouements touchant à la matière chinoise. Rien de plus naturelle, donc, qu'une des 23 rubriques thématiques s'intitule « Sollers et la Chine ».

En s'y rendant, on tombera sur une douzaine d'articles et de comptes rendus de lecture dont Ferdinand Bertholet, Les jardins du plaisir, Erotisme et art dans la Chine ancienne (Philippe Rey, 2003) [Le Monde des Livres, 19/12/2003], François Jullien, La grande image n’a pas de forme. Ou du non-objet par la peinture (Seuil, 2003) [Le Nouvel Observateur, 27/02/2003] ou encore François Cheng, Shitao ou la saveur du monde (Phébus, 2002) [Le Monde, 2002]. Y sont également offertes certaines de ses chroniques du Journal du Dimanche (JDD) souvent dotées d'un appendice intitulé « Chine » lequel dispense des conseils de lecture. C'est ainsi que dans l'édition du 27 mai 07 (consultable ici & ), Philippe Sollers signalait la sortie des 36 Stratagèmes, « ancien manuel secret anonyme, admirablement traduit et présenté par Jean Lévi » en concluant « Ça a l’air tout simple, mais c’est très difficile à comprendre, puisque l’essentiel repose sur l’éternel Livre des mutations. »

Le brillant directeur de L'infini, dont le n° 90 était entièrement consacré à la Chine (« Encore la Chine », printemps 2005), a, me semble-t-il manqué l'aspect ludique de ce petit livre pas aussi ancien et pas aussi secret qu'il veut bien le croire. Emporté par l'enthousiasme que procure la lecture de ce petit ouvrage, il n'a pas consacré suffisamment de temps à la « Présentation » de Jean Lévi qui, fort judicieusement, signale que le rapport de ce texte avec le dit classique est d'un ordre bien particulier – « une distance ironique » (voir pp. 13-14) - et convainc qu'on a bien a affaire avec ce manuel à un « divertissement de lettrés ».

Pas rancunier, le traducteur inspiré de poèmes du Président Mao salue, le même jour, la réédition du « grand livre de Pierre Ryckmans » : les autres - notamment ceux signés Simon Leys [voir Essais sur la Chine (Laffont, « Bouquins », 1998)] - ne seraient pas grands ?! Serait-ce une façon habile d'interpréter le 10° stratagème : Xiaoli cangdao 笑裡藏刀, Cacher un couteau derrière un sourire ? Passons. L'ouvrage en question est le suivant : Pierre Ryckmans, Traduction et commentaire de Shitao, Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère. Plon, 2007, 264 pages.

Par la volonté du poète bordelais, Shitao 石濤 [Zhu Ruoji 朱若極, né en 1642] se trouve d'un coup propulsé au rang de « peintre, poète et penseur le plus important de la Chine classique ». A l'appui de cette affirmation péremptoire, une citation :
« L’Unique Trait de Pinceau est l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l’esprit, mais le vulgaire l’ignore... La peinture émane de l’intellect : qu’il s’agisse de la beauté des monts, fleuves, personnages et choses, ou qu’il s’agisse de l’essence et du caractère des oiseaux, des bêtes, des herbes et des arbres, ou qu’il s’agisse des mesures et des proportions des viviers, des pavillons, des édifices et des esplanades, on n’en pourra pénétrer les raisons ni épuiser les effets variés, si en fin de compte on ne possède cette mesure immense de l’Unique Trait de Pinceau. »
L'ouvrage ressort sous une nouvelle couverture et chez un nouvel éditeur, et ce qui ne gâche rien dans une belle présentation avec les caractères chinois et le texte intégral de Shitao si bien rendu et présenté par Pierre Ryckmans. Il est vrai que l'édition de 1984, chez Hermann (Collection « Savoir ») était introuvable depuis longtemps ; que dire de l'édition originale de 1970 parue sous le titre Les « Propos sur la peinture » de Shitao à Bruxelles, Institut belge des hautes études chinoises. Une occasion de le relire ou de le découvrir. Sollers a bien raison (parfois !).

Mais ne quittons pas Simon Leys-Pierre Ryckmans sans signaler qu'il va être la vedette de la Revue Textyles, revue interuniversitaire des lettres belges de langue française, créée en 1985, et de son n° 32 qui devrait paraître cette année. En attendant sa sortie, voici un extrait du texte de Pierre Piret, du Centre de recherche Joseph Hanse. Littératures de langue française : théorie littéraire et littérature comparée (CJH) qui accompagne l'appel à contribution dépassé depuis déjà depuis le 30/09/06 :
« Après des études de droit et d'histoire de l'art à l'Université catholique de Louvain, de langue, de littérature et d'art chinois à Taiwan, Pierre Ryckmans entame, par le biais de la traduction et de recherches sur la peinture chinoise, une brillante carrière de sinologue, qui le conduit à enseigner en Australie, où il s'installe en 1970. Il devient Simon Leys au moment de publier Les Habits neufs du président Mao. Cet essai est suivi d'autres ouvrages polémiques, qui le placent sous les feux de l'actualité au début des années 80. Il poursuit sa carrière d'écrivain en diversifiant ses intérêts et en faisant preuve de talents multiples. Il traduit par exemple le classique américain de Richard Henry Dana, Deux années sur le gaillard avant et publie des essais sur Orwell, Confucius, Malraux, Simenon, Balzac, D.H. Lawrence, Gide, Hugo, Cervantès, etc., ainsi que des récits, comme La Mort de Napoléon et Les Naufragés du Batavia.

On s'aperçoit aujourd'hui que les textes de Simon Leys transcendent les circonstances dans lesquelles ils ont été écrits. Ainsi les Essais sur la Chine ont-ils été réédités et continuent-ils d'être lus, même par les générations qui n'ont pas connu le maoïsme. Un tel constat amène à considérer son entreprise comme proprement littéraire. Au-delà de sa valeur propre, son œuvre nous semble également constituer un objet de recherche intéressant de par les positions atypiques occupées par l'écrivain : au plan idéologique et politique, il évolue souvent à contre-courant et ses textes apportent par là même un éclairage singulier sur certains aspects ou « moments » du champ littéraire ; au plan esthétique, il s'illustre dans des genres relevant de ce qu'on appelle la littérature d'idées (essai et, plus récemment, recueil de citations), genres très peu reconnus en Belgique francophone ; au plan géographique, il est sans doute le plus international des écrivains belges, puisqu'il bénéficie d'une large audience tant dans le monde francophone que dans le monde anglo-saxon. »
On peut également saluer le traducteur qui sait aussi choisir des textes essentiels [voir notamment son Shen Fu, Six récits au fil inconstant des jours, Bruxelles, F. Larcier, 1966 ou 10/18, 1982] et trouver de percutantes formules pour rendre les saillis de l'esprit chinois, comme celle-ci [déjà signalée ailleurs et qui retrouve une étonnante actualité] :

« Les oui-oui de la foule ne valent pas le non-non d'un seul honnête homme »

pour rendre la formule Qian ren zhi nuonuo, buru yi shi zhi e'e 千人之諾諾不如一士之諤諤 de Sima Qian 司馬遷 dans ses Mémoires historiques (Shiji 史記, 68.8 : « Biographie du Prince Shang », « Shang Jun liezhuan » 商君列傳). La tradution se trouve dans Les idées des autres idiosyncratiquement compilées par Simon Leys pour l'amusement des lecteurs oisifs (Plon, 2005, p. 85).

Difficile de faire plus chinois. Si vous trouvez, n'hésitez pas à nous en faire profiter. (P.K.)

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