lundi 4 juin 2007

P'ansori

Liliane Dutrait a assisté, comme beaucoup d’entre vous, à la conférence sur le p’ansori annoncée sur ce blog le 22 mai dernier. Elle nous fait l’amitié de nous offrir ce compte rendu aussi enthousiaste qu’instructif que je vous invite à lire :

Une femme, en robe coréenne, éventail à la main, qui chante seule pendant des heures, mimant et racontant une histoire au texte versifié, accompagnée d’un homme assis rythmant au tambour son récit, une scène dépouillée : tel est le p’ansori dont les Occidentaux commencent à devenir familiers grâce à des manifestations comme le Festival d’Avignon, le Festival d’automne à Paris ou l’Année France-Corée.

Le 29 mai 2007, la section Corée du Master de négociation internationale, l’Equipe de recherche Littérature chinoise et traduction et l’Association France-Corée proposaient une passionnante rencontre sur le thème : « Le p’ansori, du rituel chamanique à l’opéra à une voix », animée par Han Yumi 한유미, enseignante de coréen à l’université de La Rochelle puis à l’université Paris-VII, et Hervé Hervé Péjaudier, enseignant, tous deux traducteurs de théâtre coréen, et particulièrement de p’ansori 판소리.

Han Yumi a fait une très intéressante présentation de ce genre d’opéra épique à une voix, qui puise ses sources dans le rituel chamanique, le kut. Tous deux ont en commun un(e) chanteur(se) qui tient tous les rôles, un accompagnement au tambour ou à la flûte, un décor spécifique.

Alors qu’il existait au XVIIIe siècle une douzaine de p’ansori (p’an = aire, lieu de représentation, scène ; sori = chant, son), d’une longueur allant de deux à dix heures, le répertoire n’en compte aujourd’hui plus que cinq (Le Dit de Chunhyang, Le Dit de Simcheong, Le Dit de Heungbo, Le Dit de la Falaise rouge, Le Dit du palais sous la mer) – un peu plus si l’on compte une récente « épopée » sur une « Jeanne d’Arc » coréenne, ou un p’ansori que son caractère trop licencieux a quelque peu écarté. Les thèmes de ces « chants », « dits » ou « histoires », selon la traduction que l’on donne au mot ka qui les désigne, tournent autour de la loyauté familiale, la piété filiale et la fidélité conjugale.

Né au XVIIIe siècle (le premier est daté de 1754), le genre a connu une période de maturité jusqu’au début du XIXe siècle. A la fin du siècle, il a été le symbole de la « yangbanisation » (yangban = lettré) qui affirmait la suprématie de la culture coréenne sur l’étranger. Mais en parallèle était sacrifiée sa veine populaire pour satisfaire l’aristocratie lettrée. C’est aussi l’époque, grâce à Sin Jao-Hyo, de la fixation du texte qui n’avait jusque-là qu’une transmission orale. Le début du XXe siècle, période de la colonisation japonaise, voit l’affaiblissement du p’ansori, en même temps que se développe la première période de la littérature moderne. C’est le moment de la construction du premier théâtre national, de la réécriture des romans classiques, de l’apparition de films sur les romans classiques… et la naissance de l’opéra occidental. La fidèle Chunhyang devient l’héroïne d’une pièce de théâtre qui réunit une foule d’acteurs.

Depuis 1945 et jusqu’à nos jours, le p’ansori connaît une renaissance. En 1964, il est désigné comme « bien culturel immatériel national ». Mais il est aussi victime du mouvement des « nouveaux villages » qui vise à moderniser la Corée, notamment en faisant disparaître les arts traditionnels… Il est cependant de jeunes intellectuels qui choisissent de rénover le genre, tel Kim Ji-ha qui crée deux p’ansori modernes au titre évocateur : Cinq Voleurs, Une mer de merde… Le p’ansori croise aussi le chemin du jazz lors de concerts quelque peu surprenants dont Han Yumi a fait entendre un passage. Le cinéma s’en empare : le film Le Chant de la fidèle Chunhyang, de Im Kwon-Taek, en 2000, connaît un énorme succès.

Han Yumi et Hervé Péjaudier ont eu l’occasion de traduire et surtitrer plusieurs p’ansori. Ils ont exposé leurs difficultés pour respecter à la fois le sens, le rythme et le son de ces opéras uniques, la plus grande d’entre elles étant sans doute de devoir respecter les impératifs techniques du surtitrage d’un texte d’une haute qualité littéraire.

Dans la deuxième partie de la rencontre, Hervé Péjaudier revenait aux sources du p’ansori : le chamanisme. D’origine ouralo-altaïque – la Sibérie et la Mongolie en sont le berceau –, le chamanisme est apparu très tôt en Corée, où ont alterné tantôt respect tantôt mépris à son égard au fil des siècles.

Le premier roi de Silla, au début du Ier millénaire, aurait été un roi-chamane. Le chamanisme s’affronte ensuite aux différentes religions qui s’installent en Corée. Le bouddhisme, arrivé en 372, en fait son ennemi. Mais, lorsque le néo-confucianisme domine en 1392, le chamanisme s’allie au bouddhisme contre lui… Très ouvert, il accueille dans son panthéon dieux et esprits issus du bouddhisme et du taoïsme, personnages historiques divinisés, forces naturelles, ancêtres… Au XXe siècle, lorsque apparaît le christianisme, le chamanisme l’accueille bien : ses nombreux saints lui fournissent tout un panthéon nouveau ! Mais, à l’instar du p’ansori, la modernité et le mouvement des « nouveaux villages » veulent sa disparition et l’éradication des chamanes… Ceux-ci se rebellent et créent un Syndicat des chamanes, au nom du respect des croyances… et de l’anticommunisme. En parallèle, le chamanisme connaît un mouvement de muséification et de folklorisation qui risque tout autant de lui nuire.

Mais qui sont les chamanes, qui en Corée sont toujours des femmes ? Il en est de deux sortes : des chamanes « héréditaires », qui sont les héritières d’un savoir, qui veillent au respect des traditions : il en reste deux cents ; des chamanes charismatiques, au nombre de deux cent mille environ, qui ont un jour connu la « maladie chamanique », un événement annonciateur de leur « don ».

La cérémonie (kut) varie selon les possibilités financières des demandeurs. Elle a lieu dans un espace sanctuarisé, et son but est d’apaiser les esprits en leur faisant plaisir, donc en leur donnant à manger, à boire, en leur offrant danses et chants. Avec l’urbanisation de la Corée, les lieux propices se sont faits plus rares, et les chamanes de la ville ont désormais des sanctuaires personnels.

L’enthousiasme et le talent des conférenciers a permis à un public nombreux d’étudiants, enseignants et passionnés de culture coréenne d’en savoir plus sur ce sujet passionnant qui a suscité l’envie de voir des représentations. Ce qui sera possible en novembre au musée du quai Branly à Paris.

L’auditoire a eu la chance de bénéficier, à la fin de la conférence, d’un petit récital de kayagum 가야금, instrument traditionnel à cordes, par Park Keun-A, jeune étudiante d’échanges, Japonaise d’origine coréenne, dont le talent a suscité l’enthousiasme. (L.D.)

Pour poursuivre la découverte de cette expression dramatique si singulière, on peut, par exemple, se rendre sur Youtube qui permet de visionner du p'ansori ou certains de ses avatars (voire même une affligeante parodie). En cliquant ici, on peut déguster 3 minutes 37 secondes de l'art de « la plus célèbre chanteuse de pansori, Ahn Sook-sun en représentation au musée Guimet (Paris) en novembre 2006 », grâce à un document mis en ligne par 'dubrouchel', visionné déjà plus de 2600 fois. Mon préféré des 17 choix possibles ce soir est « Hwa Cho Jang Dae Mok» (7 minutes 23 secondes).

On peut aussi facilement entendre du kayagum, comme ici sur le site de Lee Youngshin [cliquer sur "Listening to Music" dans la barre de menu], qui interprète « Kayagum Sanjo », morceau qui dure 21 minutes et 18 secondes (nécessite RealPlayer). La même page offre sept chants accompagnés de kayagum en format mp3 et un heure de p'ansori : « Choon Hyuang Ga ». On peut même - ô magie de l'internet - jouer soi-même du kayagum ou plutôt du KayaToy. Pour cela il faut se rendre ici.

Notons pour finir, que l'événement du mois du Centre Culturel Coréen [2, avenue d’Iéna 75116 Paris] est justement un stage de P'ansori qui se déroulera du 4 au 15 juin, stage gratuit (du lundi au vendredi, de 15h à 17h). (P.K.)

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