samedi 7 juillet 2007

Réponse à la devinette (005)

Comme l'a judicieusement proposé Françoise - et également trouvé deux habituées de notre blog -, c'est bien Heinrich Heine (1797-1856) qui était l'objet de la cinquième de nos devinettes. Voici la version originale de la citation soumise à votre sagacité :
Kennt Ihr China, das Vaterland der geflügelten Drachen und der porzelanenen Theekannen? Das ganze Land ist ein Raritätenkabinett, umgeben von einer unmenschlich langen Mauer und hunderttausend tartarischen Schildwachen. Aber die Vögel und die Gedanken der Europäischen Gelehrten fliegen darüber und wenn sie sich dort sattsam umgesehen und wieder heimkehren, erzählen sie uns die köstlichsten Dinge von dem kuriosen Land und kuriosen Volke.
A défaut d'indication de nom de traducteur, j'attribue la version française à Heine lui-même qui pratiquait merveilleusement notre langue et qui laisse une œuvre abondante en français. Voici maintenant cette digression sur la Chine dans son intégralité :
Connaissez-vous la Chine, la patrie du dragon volant et des théières de porcelaine? Tout le pays est un cabinet de raretés, environné d'une [immense et interminable] muraille et de cent mille sentinelles tartares. Mais les oiseaux et les pensées des savants de l'Europe volent par delà, et lorsqu'ils ont tout vu à satiété, ils reviennent nous conter des merveilles de cette curieuse contrée et de ce curieux peuple. La nature avec ses apparitions [grêles et] contournées, ses fleurs gigantesquement fantasques, ses arbres nains, ses montagnes découpées, ses fruits voluptueusement baroques, ses oiseaux parés et bariolés, est là-bas une caricature aussi fabuleuse que l'homme avec sa tête pointue et [couronnée d'une flamme chevelue], ses révérences, ses ongles démesurés, sa vieille et intelligente gravité, et sa langue enfantine composée de monosyllabes. En ce pays, la nature et l'homme ne peuvent se regarder sans rire. Mais ils ne rient pas hautement, parce qu'ils sont tous deux trop civilisés et trop polis, et pour se contenir ils font les grimaces les plus bizarres. Là, on ne trouve ni ombre ni perspective, et sur les maisons aux mille couleurs s'élèvent l'un sur l'autre des toits tendus comme des parapluies, garnis de cloches de métal retentissant, de sorte que le vent lui-même produit un son comique et devient ridicule en passant en ce lieu.
Dans une de ces maisons à clochettes, demeurait jadis une princesse dont les petits pieds étaient encore plus petits que les pieds des autres Chinoises, dont les petits yeux obliques étaient encore plus doux et plus rêveurs que les petits yeux obliques des autres dames de l'empire céleste, et dont le petit cœur palpitant renfermait l'humeur la plus folle et les caprices les plus désordonnés. Sa joie la plus grande était de pouvoir déchirer les plus somptueuses étoffes d'or et de soie. Quand elle les entendait gémir et craquer sous ses doigts, elle se pâmait de ravissement. Enfin, quand elle eut sacrifié toute sa fortune à ce goût, lorsqu'elle eut déchiré tous ses biens et ses domaines, elle fut déclarée, de l'avis de tous les mandarins, incapable de se gouverner, reconnue pour une insensée incurable, et renfermée dans une tour ronde.
Cette princesse chinoise, le caprice personnifié, est en même temps la personnification de la muse d'un poète allemand dont on ne saurait se dispenser de parler dans une histoire de la poésie romantique. C'est la muse qui nous sourit d'un air si égaré du fond des poésies de M. Clément Brentano.
Le passage en question apparaît en français dans la cinquième partie d'une Histoire de la poésie romantique : De l'Allemagne (1855) Tome premier , « Poètes romantiques », p. 410 de l'édition numérique, et pour la version allemande « Die romantische Schule » (1835), Tome troisième, p. 199 de l'édition numérique. Car contrairement à ce que je croyais en posant la devinette, le belle prose lyrique de Heine était disponible en ligne, ce dont je me suis aperçu en découvrant le Heinrich-Heine-Portal, site exemplaire qui mérite le détour même si on ne conçoit aucun intérêt pour l'œuvre de Heine, tant il est bien conçu.

L'interrogation [Suchen] avec le mot « Chine » fournit plusieurs passages en plus de celui sur « la patrie des dragons volants » ; je n'en retiens que deux : celui-ci, écrit à Paris le 8 juillet 1843, qui s’appuie sur une appréciation positive de la politesse des cochers chinois pour développer une critique virulente des débats des savants, théologiens et philosophes, européens :
En Chine les cochers même sont polis. Lorsque dans une rue étroite ils s'entre-heurtent un peu rudement avec leurs véhicules, et que les timons et les roues s'enchevêtrent, ils ne poussent nullement des invectives et des jurements, comme les cochers chez nous, mais ils descendent avec calme de leur siège, font une quantité de génuflexions et de révérences, se disent diverses flatteries, s'efforcent ensuite en commun de remettre leurs voitures dans la bonne voie, et quand tout est rentré dans l'ordre, ils font encore une fois un certain nombre de révérences et de génuflexions, se disent réciproquement adieu, et continuent leur route. Mais non seulement nos cochers, aussi nos savants, devraient prendre exemple là-dessus. ... (Lire la suite)
et celui-ci sur les punitions :
La troisième grande théorie des punitions est celle où l'on se propose l'amendement moral du criminel. La véritable patrie de cette théorie est la Chine, où toute autorité est dérivée du pouvoir paternel. ... (Lire la suite)
Je vous laisse découvrir les autres [pour l'allemand, faire la recherche en tapant « China»].

Celui qui fut l'ami de Karl Heinrich Marx (1818-1883) et qui s'installa à Paris en 1831, est plus connu pour ses poèmes - voir ici son « Der Kaiser von China » -, dont pas moins de 233 ont été mis en musique par de grands musiciens (F. Schubert, R. Schumann, H. Wolf) - voir sa « Lorelei » par Clara Schumann (1819-1896) - , et cette pensée

« Dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen. »
« Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes. »
(Almansor. Ein Tragödie , 1821),

que pour ses réflexions sur la Chine. Il n'était donc pas évident de l'identifier.

En posant la devinette, j'avais donné pour indice que le passage apparaissait « dans cette version française, au début d'un bien curieux ouvrage qui n'est pas sans rapport avec un personnage dont il a été question dans une des 65 notules publiées sur ce blog depuis sa création ». Voici maintenant le moment de lever le voile :

L'ouvrage curieux (celui dans lequel j'avais trouvé le texte de Heine) est de Émile Daurand Forgues (1813-1883), La Chine ouverte : aventures d'un Fan-Kouei dans le pays de Tsin, par Old Nick [pseudonyme d'Emile Daurand Forgues] ; ouvrage illustré par Auguste Borget (1808-1877). Paris : H. Fournier, 1845, 1 vol. (VIII-396 p.) : ill. ; in-8. Il est disponible en pdf ou en consultation sur le site de la Bibliothèque Nationale de France : Le « personnage » était Auguste Borget, vous savez l'ami d'Honoré de Balzac dont il était question ici même le 26 mai 2007 et la « notule », la réponse à notre troisième devinette. Et Heine dans tout ça ?

Voici. La publicité [en illustration] qui annonce que l'ouvrage qui « formera un magnifique volume grand in-8° orné de nombreuses illustrations dans le texte, et de cinquante grandes compositions tirées à part », « sera publié en cinquante livraison » à raison d' « une ou deux le mercredi de chaque semaine » et dont « la première sera mise en vente dans le courant du mois de Novembre 1843 », commence sur la citation du poète allemand Heinrich Heine : « Connaissez-vous la Chine.... et de ce curieux peuple. », pour se poursuivre de la manière suivante :
Un de ces « savants d'Europe » dont les pensées s'envolent avec l'oiseau par dessus la Grande Muraille, veut aujourd'hui raconter sa rêveuse excursion dans la patrie des dragons volants. Nous nous sommes empressés d'accéder à ses désirs ; et pour l'aider à fixer ses souvenirs naturellement un peu vagues, nous lui avons associé un artiste qui revenait, lui, pour tout de bon, des pays soumis à Tao-Kouang. Ni les livres, ni les manuscrits, ni les renseignements personnels n'auront manqué, par conséquent, à la composition d'un volume qui, sous une forme légère, doit résumer une masse énorme de documents sérieux. Marco Polo, Mendoça, le père Alexandre, Spizelius, Kircher, les Missionnaires, de Guignes, Barrow, Staunton, Clarke Abel, Timkowski, Abel Remusat, Davis, Stanislas Julien, Ad. Barrot, Downing, Kidd, Gutzlaff, Lord Jocelyn, et les rédacteurs du Chinese Repository, en auront fourni chacun quelques pages ; l'auteur les leur restitue comme il le doit. l'éditeur, à son tour, promet que de tous ces livres, dont quelques-uns sont bien vieux, sortira un livre vraiment nouveau.
Peut-être jugera-t-on que la Chine ouverte, la Chine renouvelée, ajoute à un travail de ce genre tout l'attrait d'une publication de circonstance ; mais, avant comme après la paix de Nan-King, l'Anarcharsis Chinois était à faire. C'est ce qui va être tenté.
Je vous laisse tout loisir de découvrir les pages composées par Old Nick et réserve mes commentaires pour un autre billet car celui-ci est déjà trop long. Mais n'avez-vous pas déjà, avec tous ces renvois vers de sages et belles lectures, de quoi vous occuper ; celles-ci valent beaucoup mieux que ma pesante prose. (P.K.)

vendredi 6 juillet 2007

Entre parenthèses

Illustration tirée d'une édition Qing du Huajian ji 花箋記

Le rideau,
essai en sept parties

(Gallimard, 2005) de
Milan Kundera (1929-)
[le prochain Prix Nobel de Littérature ?]
est un livre rare qu'il faut avoir lu au moins une fois
si l'on aime la littérature et surtout si on a en charge
d'en explorer une parcelle et/ou qu'on se risque à l'enseigner.
Pour preuve, ce simple paragraphe extrait de la deuxième partie,
« Die Weltliteratur » [(pp. 43-72), p. 51] :
(Et les professeurs de littératures étrangères ? N'est-ce pas leur mission toute naturelle d'étudier les œuvres dans le contexte de la Weltliteratur ? Aucun espoir. Pour démontrer leur compétence d'experts, ils s'identifient ostensiblement au petit contexte national des littératures qu'ils enseignent. Ils adoptent ses opinions, ses goûts, ses préjugés. Aucun espoir : c'est dans les universités à l'étranger qu'une œuvre d'art est le plus profondément embourbée dans sa province natale.)
Deux citations supplémentaires seront les bienvenues pour mieux envisager cette incise dont on a tous, à un moment ou un autre, vérifié la justesse, et qui est présentée, sublime élégance, entre parenthèses :
« Il y a deux contextes élémentaires dans lesquels on peut situer une œuvre d'art : ou bien l'histoire de sa nation (appelons-le le petit contexte), ou bien l'histoire supranationale de son art (appelons-le le grand contexte). » (p. 49)

« Ce que je viens de dire, c'est Goethe qui l'a formulé pour la première fois : « La littérature nationale ne représente plus grand-chose aujourd'hui, nous entrons dans l'ère de la littérature mondiale (Weltliteratur) et il appartient à chacun de nous d'accélérer cette évolution. » Voilà, pour ainsi dire, le testament de Goethe. Encore un testament trahi. Car ouvrez n'importe quel manuel, n'importe quelle anthologie, la littérature universelle y est toujours présentée comme une juxtaposition de littératures nationales. Comme une histoire des littératures ! Des littératures, au pluriel ! » (p. 50)
Les mots de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) – « Nationalliteratur will jetzt nicht viel sagen, die Epoche der Weltliteratur ist an der Zeit und jeder muß jetzt dazu wirken, diese Epoche zu beschleunigen. » -, ont été rapportés par Johann Peter Eckermann (1792-1854) à la date du mercredi 31 janvier 1827. Ils apparaissent après un passage souvent cité par maint sinologue dans lequel le « plus grand écrivain allemand », le « Sage de Weimar », l'auteur des Souffrances du jeune Werther (1774), des Affinités électives (1809) [voir la traduction française de la Barone Aloyse Christine de Carlowitz (1797-1863), ici] et de tant d'autres chefs-d'œuvre, annonce à son visiteur qu'il n'a pas vu de quelques jours, avoir « beaucoup lu, notamment un roman chinois » sans en donner le titre.

Selon les commentaires et celui qui les prodigue, il s'agirait du Haoqiu zhuan 好逑傳 disponible dans la médiocre version anglaise de Wilkinson depuis 1761, du Yu Jiao Li 玉嬌梨 qui venait d'être traduit en français par Abel-Rémusat (Les deux cousines, Moutardier, 1826) [c'est l'option retenue par Jean Chuzeville dans sa traduction : Conversations de Goethe avec Eckermann, Gallimard, 1943, pp. 156-158], ou, comme le propose André Lévy [dans sa préface à Rainier Lanselle (trad.), Le poisson de jade et l'épingle au phénix, Gallimard, 1987, p. 8], le Huajian ji 花箋記 , non pas un 'roman' comme les deux autres, mais une ballade cantonaise publiée dans la « balbutiante traduction de Thoms » en 1824. La question mérite, vous en conviendrez, un examen attentif même si sa résolution relève plus du petit contexte que du grand. Vous devriez donc en entendre reparler, ici ou lors d’un certain colloque qui devrait se tenir en septembre 2008 et auquel notre équipe sera associée. (P.K.)

mercredi 4 juillet 2007

Procrastination

C'est en début de vacances que surgissent d'un fatras de dossiers en suspens quelques projets de traduction ensevelis pendant l'année sous les contraintes quotidiennes et les obligations professionnelles ou plus généralement la paresse intellectuelle.

Je me trouve donc, une fois de plus, confronté au monument que représente pour moi le chef-d'œuvre de la nouvelle en langue vulgaire du XVIIe siècle, Shi’er lou 十二樓 de mon cher Li Yu 李漁 (1611-1680). En fait, c'est la lecture longtemps différée de la traduction des trois premiers pavillons par Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832) qui m'y renvoie. Parus en 1827 dans le second et le troisième tomes de Contes chinois traduits par MM. Davis, Thoms, le P. d'Entrecolles, etc., et publiés par M. Abel-Rémusat (Paris, Moutardier), ces versions livrées voici 180 ans méritent toujours une grande attention. En effet, celui à qui on les doit avait mené une utile réflexion sur les difficultés propres à la traduction de la fiction chinoise. Il en avait livré une partie dans sa longue introduction à Iu-Kiao-Li ou Les deux cousines traduction par lui-même du Yu Jiao Li 玉嬌梨 - romance en langue vulgaire du début des Qing -, parue en 1826 (Paris, Moutardier). Il prévoyait alors de consacrer un volume entier à ces problèmes, mais une mort prématurée l'en a empêché.

Je veillerai à fournir prochainement ici-même les passages les plus intéressants de cette contribution oubliée et à les ajouter à la collection de textes sur la traduction, réunis pour servir de base de réflexion à nos étudiants de Master [doc. pdf ici], anthologie bien modeste (18 pages) de laquelle j'extrais une phrase une rien provocatrice de ce cher Diderot dont une nouvelle biographie vient de paraître dans la jeune collection « folio/biographies » [n° 26, Raymond Trousson, 2007, 237 pages] :
« Il n'est pas nécessaire d'entendre une langue pour la traduire, puisque l'on ne traduit que pour des gens qui ne l'entendent point. » (Les Bijoux indiscrets (1748), chapitre XLII).
En prolégomènes facultatifs à toute traduction future, je vous propose, pour l’heure, de visiter deux sites en relation avec cet exercice périlleux (voir ici) et parfois aussi douloureux que plaisant. Un traducteur informé en valant deux, tout le monde devrait gagner à les consulter, ne serait-ce que rapidement. Les voici :
  1. Le site de la Fédération Internationale des Traducteurs (FTI) avec notamment ses nouvelles et sa charte du traducteur.
  2. Le site de la Société Française des Traducteurs (SFT) qui a établi sa propre charte du traducteur et édite la revue Traduire [les tables des matières sont consultables en ligne] dont les n° 190/191 et 195 étaient consacrés à la traduction littéraire, et le n° 211 à Etienne Dolet (1509 ?-1546).
À noter également l'appel à contribution pour un colloque international qui nous rapproche des travaux d'Abel-Rémusat à quatre ans près : « Traduire en langue française en 1830 ». Celui-ci se tiendra à l'Université de Nantes, les 27, 28 et 29 novembre 2008. L'année 1830 a été retenue car
« elle ouvre une période de renouveau en France et en Europe [... qui] se marque entre autres (du moins dans les débuts) par un allègement de la censure et une libéralisation des lois sur la presse, mesures qui vont favoriser un accroissement du nombre de publications, en librairie et dans le monde journalistique. [...] Cette période se signale également par une remarquable floraison de traductions, de différentes langues et dans des domaines très hétérogènes, dont journaux et revues, notamment, se feront souvent l'écho, sinon le relais. […]

Organisé dans le cadre du projet HTLF (Histoire des Traductions en Langue Française, sous la direction d'Yves Chevrel et de Jean-Yves Masson, à paraître aux éditions Verdier) et articulé autour d'une « coupe » chronologique dont on souhaite éprouver la pertinence (y compris au-delà de l'Hexagone), ce colloque s'ouvrira à des propositions traitant aussi bien des traductions littéraires que des traductions scientifiques, philosophiques, juridiques, etc. en français. Il s'agira en effet de s'intéresser à des textes traduits en langue française, c'est-à-dire à des traductions dont le lieu de publication, loin de se limiter à la France, inclura non seulement des pays francophones frontaliers (Suisse, Belgique) mais aussi des pays européens (voire extra-européens) ayant eu des liens linguistiques avec la France.

Les propositions de communication (résumé d'une page maximum), assorties d'une brève bio-bibliographie, sont à envoyer avant le 31 décembre 2007 à Christine Lombez, Professeur de Littérature Comparée, Université de Nantes (ch.lombez@netcourrier.com)
Pour clore ce coming-out en procrastination, je vous rappelle, à nouveau, notre journée consacrée à la traduction des littératures d’Inde et d’Extrême-Orient du 26 octobre 2007 dont l'appel à communication est toujours valable : attention le 15 septembre, c'est quasiment demain. (P.K.)