mardi 10 juillet 2007

Devinette (006)

Rien de tel
pour cette devinette
estivale de difficulté 2/5 qu'un extrait d'un
récit de voyage à identifier avec son auteur :
Ces journées de douce et paisible navigation nous procurèrent la connaissance de la littérature légère des Chinois. Notre domestique [...] était un grand lecteur ; toutes les fois qu’il descendait à terre, il revenait avec une abondante provision de petites brochures, qu’il allait ensuite dévorer dans sa cabine. Ces productions éphémères des faciles pinceaux des lettrés se composent ordinairement de contes, de nouvelles, de poésies, de petits romans, de biographies des hommes illustres et des grands scélérats de l’empire, de récits merveilleux et fantastiques. Les Grecs avaient fixé le séjour des monstres et des êtres chimériques en Orient, dans les pays inconnus. Les Chinois le leur ont bien rendu : c’est toujours en Occident, par-delà les grandes mers, qu’ils placent les hommes-chiens, le peuple à longues oreilles traînant jusqu’à terre, le royaume des femmes et celui dont les habitants ont un trou au milieu de la poitrine. Lorsque les mandarins de ces curieuses contrées se mettent en route, on leur passe tout bonnement un bâton à travers la poitrine, et ils s’en vont ainsi, appuyés sur les épaules de deux domestiques. Si les porteurs sont vigoureux, ils enfilent ensemble, le long d’une barre, plusieurs voyageurs. Tous ces contes sont à peu près dans le goût des aventures de Gulliver chez les Lilliputiens.
Parmi ces nombreuses brochures, il en est un certain nombre dont l’immoralité fétide et nauséabonde suinte presque à chaque page. Les Chinois aiment à repaître leur imagination de ces lectures licencieuses, qui, du reste, ne leur apprennent pas grand-chose de nouveau. Nous trouvâmes dans la collection de [...], quelques cahiers fort curieux, et que nous parcourûmes avec le plus vif intérêt. C’étaient des recueils des proverbes, des maximes et des sentences les plus populaires. Nous en fîmes quelques extraits, que nous allons reproduire ; nous pensons qu’on les lira avec plaisir, comme un spécimen du caractère et de l’esprit chinois. On en remarquera peut-être plusieurs pleins de sel et de finesse, et que la Rochefoucauld n’eût certainement pas désavoués.
En voici une, en guise d'indice que le hasard m'a aidé à choisir :

La langue des femmes croît
de tout ce qu’ell
es ôtent à leurs pieds.

Bonne chasse, sans 'Google-assistance' s'entend, et que ceci ne vous fasse pas oublier notre Appel à communication. (P.K.)

dimanche 8 juillet 2007

Triades de Shanghai vs Shanghai Triad

Ce billet aurait pu être le billet inaugural de notre série « Traduit du chinois », mais il y sera moins question du contenu du livre mis en examen [avis aux amateurs] que des à-côtés de sa diffusion. Il aurait également pu s'intituler « Un film, deux auteurs, deux traductions, un public », ou bien encore « Devoir de vacances », car il pose des questions pour lesquelles je n'ai pas encore de réponses définitives. Il ne s'agit donc pas de notre sixième devinette, laquelle est en préparation. Voyons de quoi il retourne, en prenant le temps de poser les éléments de l'interrogation.

Ce billet d'humeur trouve son origine dans l'annonce voici quelques semaines par les Editions Philippe Picquier de la sortie « en juin 2007 » - Amazon indiquait le 29 juin-, d'une nouvelle traduction du chinois signée Claude Payen.

Celui-ci est - est-il besoin de le signaler - devenu ces dernières années un des piliers de la maison d'édition sise au Mas de vert : aux sept traductions déjà réalisées pour l'éditeur (cf. Le rêve du village des Ding, Picquier, janvier 2007), il en ajoute une nouvelle avec ces Triades de Shanghai offertes sous le nom d'auteur Bi Feiyu 毕飞宇. Or donc après L'opéra de la lune (sorti en 2003) et les Trois sœurs (sortie en 2005 et repris en poche cette année), c'est un nouveau titre de cet écrivain originaire de Xinghua au Jiangsu qui voit le jour. Notons au passage que c'est le troisième ouvrage de cet auteur chez cet éditeur par ce traducteur et qu'un quatrième ouvrage de Bi Feiyu [Yutian de mianhuatang 雨天的棉花糖] est disponible en traduction française chez Actes Sud : De la barbe à papa un jour de pluie (Isabelle Rabut (trad.), 2004).

Bi Feiyu, nous disent invariablement ses biographes, a « passé son enfance et sa jeunesse à la campagne » ; il a « commencé à écrire très tôt, d’abord des poèmes, ensuite des nouvelles et des romans, dont plusieurs ont été couronnés par des prix littéraires » ; c'est « un des écrivains les plus prometteurs de la jeune génération » (notice éditeur) et, nous ajoute Noël Dutrait dans la version augmentée de son Petit précis à l'usage de l'amateur de littérature chinoise contemporaine (Picquier, 2005, p. 88-89), un « auteur attachant », un « écorché vif », « né en 1964 ». Ajoutons que Bi Feiyu tient sur Sina.com un blog que nous visiterons une fois prochaine. Pour l'heure, ne traînons pas et regardons ensemble la fiche descriptive de l'ouvrage :
BI Feiyu, Les Triades de Shanghai. Traduit par Claude Payen. Collection Chine, 240 pages / 19,00 € / ISBN : 87730-951-6 Dans les années trente, Shuisheng, dit « Œuf pourri », un adolescent ingénu débarque de la campagne à Shanghai. Accueilli par son oncle qui l’introduit dans l’univers de la mafia, il a pour fonction de servir Bijou, maîtresse du parrain d’une triade et patriarche de la grande famille Tang. C’est auprès de Bijou, femme artiste, chanteuse et danseuse sexy des nuits chaudes de Shanghai, orgueilleuse, capricieuse et arrogante qu’il va apprendre la vie, dans un monde de luxe, avec ses hiérarchies, ses privilèges et ses règles surtout : un autre monde où règnent l’argent, la jalousie et la trahison tout autant que l’appétit du pouvoir. Devant ses yeux d’enfant vont se jouer progressivement des drames au cours desquels s’affrontent les ambitions et les passions de chacun. Et où chacun joue sa vie. Peu après sa publication, le roman de Bi Feiyu fut porté à l’écran en 1995 par Zhang Yimou sous le titre Shanghai triad, avec Gong Li dans le rôle de Bijou. Sortie en juin 2007
[La couverture figure à la gauche de notre illustration]
Certes les amoureux de Gong Li 巩俐 (1965-) n'ont sans nul doute pas oublié son interprétation et s'émeuvent encore à l'évocation sa brouille avec son Pygmalion, avec lequel elle avait précédemment tourné six longs métrages. L'événement fut abondamment commenté à l'époque : en témoigne la note un rien moqueuse et désobligeante de Pacale Frey (Lire, nov. 1995) titrée un peu cavalièrement « La fin d'une héroïne » :
Dans Shanghai Triad, Zhang Yimou enterre son actrice fétiche.
Les adaptations cinématographiques suivent parfois d'étonnants méandres. S'étant disputé avec Gong Li, son actrice fétiche au cinéma et sa femme dans la vie, le metteur en scène Zhang Yimou (réalisateur d'Epouses et concubines) a purement et simplement tué l'héroïne à la fin du film. Et pas n'importe comment, puisqu'il l'enterre vivante! (.../...) Entourée d'excellents comédiens, l'actrice principale se taille cependant la part du lion. Gong Li a eu la bonne idée d'attendre la fin du tournage pour se disputer avec son mari. Elle ne voulait pas se retrouver figurante !
Le film de Zhang Yimou 张艺谋 (1951-) dont le titre chinois original était Yao a yao, yao dao waipo qiao 摇呀摇﹐摇到外婆桥 a été diffusé hors Chine sous celui plus accrocheur de Shanghai Triad. Nommé aux Oscars américains de 1996, il faisait parti de la sélection officielle chinoise du Festival International du Cinéma de Cannes 1995 . Il obtint le Grand Prix de la commission supérieure technique et, la même année, le Prix de la meilleure image du Cercle de la critique de New York. [Voir l'affiche pour les USA à droite de l'illustration]. Dans les fiches descriptives du film disponibles dans les différentes bases de données cinématographiques, la répartition des tâches d'écriture révèle un élément qui pourrait intriguer le lecteur des Triades de Shanghai ou faire remonter à sa mémoire des éléments vieux de 12 ans :
Scénario de Bi Feiyu, d'après le roman de Li Xiao
[Written By Bi Feiyu. Adapted From A Novel By Li Xiao]

Tout le monde n'a, en effet, peut-être pas oublié qu'au moment de la sortie du film Shanghai Triad, un ouvrage avait été publié sous ce titre et une couverture reproduisant l'affiche française du film [Voir au centre de notre illustration]. Il s'agissait de :
Li Xiao, Shanghai Triad.
Paris, Flammarion,
traduit du chinois par André Lévy, 1995 (199 pages).
Cette traduction parue dans la collection « Lettres d'Extrême-Orient » dirigée par Alain Peyraube dut vraisemblablement recevoir un bon accueil, puisque elle a été rééditée en format de poche chez J'ai Lu (collection « Littérature générale », n° 4390, 1997, 192 pages). Il est vrai que sa présentation ne manquait pas de donner une certaine épaisseur à son propos :
Shanghai, la concession française dans les années trente. Les sociétés secrètes qui dominent la ville se livrent une lutte sans merci pour prendre le contrôle du marché de l'opium et régner sur la Chine. Shuisheng, un jeune paysan de dix-sept ans, cousin pauvre du Patron de la Compagnie-des-quatres-mers est mis dès son arrivée dans la ville au service de la favorite de ce dernier. Candide au pays du crime, il sera l'instrument de cruelles vengeances avant de retourner en sa faveur les rouages de l'Organisation. Un Parrain où les robes des mandarins auraient supplanté les borsalinos. Ce roman aux odeurs de corruption, est avant tout un portrait du Shanghai de la belle époque où la puissance, la peur et la trahison font se jeter les uns contre les autres ceux qui hier étaient frères. Au croisement du roman noir et de la satire politique (derrière Tian on reconnaît le Grand Timonier), Li Xiao frappe à l'arme blanche et nous entraîne dans un savant jeu de go.
On reconnaît ici les pistes d'interprétation ouvertes par le traducteur, lequel avait consacré au roman une communication lors du « Colloque Littérature chinoise : état des lieux et mode d'emploi » organisé par feu le Groupe de recherche sur l'Extrême-Orient contemporain (GREOC) de l'Université de Provence et qui s'était tenu à Aix-en-Provence, le 10 février 1996 : « A propos de Banggui par Li Xiao : des clés pour un roman ? », in Noël Dutrait (ed.), Littérature chinoise. Etat des lieux et mode d'emploi. Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1998 (103 pages), pp. 53-63.

Il n'est sans doute plus la peine de présenter André Lévy, car les amateurs de littérature chinoise, ancienne et contemporaine, ont souvent croisé son nom, soit dans le rôle du spécialiste du roman chinois ancien en langue vulgaire, soit dans celui du traducteur de monuments tels que Jin Ping Mei 金瓶梅 et de Xiyouji 西游記 pour la Pléiade, et d'un non moins gigantesque Pu Songling 蒲松齡 (Picquier) et de tant d'autres fictions anciennes, comme contemporaines : Bai Xianyong 白先勇 (Picquier, voir ici & ici), Li Ang 李昂 (Picquier) et Li Xiao 李晓 [j'en oublie sans doute ! Il faudra un jour prochain rendre hommage à ce marathonien de la traduction dont le palmarès est trop long pour tenir entre deux crochets] ; alors retenons simplement de son intervention les éléments clefs.

Sur l'auteur d'abord :

« Li Xiao, né en 1950 (...), est le fils du célèbre écrivain Ba Jin/Pa Kin [Bajin 巴金], pseudonyme de Li Feigan 李芾甘 (1904-2005) (...). [Il] aurait passé huit ans à la campagne. » Ajoutons à cette présentation sommaire ce que nous apprend de plus le site Word Without Borders à l'occasion de la publication en ligne d'un texte de lui - « Appointment in K City » -, traduit par Zhu Hong :
Li Xiao was born in 1950 in Shanghai. (...) Li Xiao graduated from the Chinese department of the prestigious Fudan University in Shanghai, and started publishing fiction in the 1980s. His works include The Last Supper (Beijing: Hua Ye Publishers, 1993), The Overpass (Taipei: San Min Publishers, 1989), and A Man is Established at Forty (Jiangsu Publishers, 1996). To date Li Xiao has published over twenty short stories and novellas and two anthologies.
Ceci donne un peu plus de consistance au personnage que, comme le signalait déjà A. Lévy, « d'excellents spécialistes de littérature contemporaine chinoise ignorent » (p. 54). Li Xiao n'est donc pas un pseudonyme ou un prête-nom, mais bel et bien un écrivain.

Le livre maintenant :

Plus et mieux qu'un vulgaire roman policier, c'est un récit de « facture classique, ne prétend[ant] pas renouveler le genre. Il n'en est pas moins soigneusement composé et finement tressé, sans abuser du procédé trop facile des fausses pistes, sachant préparer les rebondissements par des indices discrets ou des avertissements qui les rendent vraisemblables. La structure générale est en forme de suite lyrique, traditionnelle dans les arts du spectacle : introduction, yinzi, onze sections et coda, weisheng (traduit par épilogue). En fait, on a le sentiment d'un récit composé en vue d'une adaptation cinématographique, tant il se découpe facilement en scènes visualisées du dehors par un narrateur doué d'omniscience sélective. » (p. 54-55)

« S'agit-il vraiment d'un roman ?, interroge André Lévy. Est-ce une oeuvre de la littérature chinoise à part entière. L'éditeur de la version française, escomptant un succès commercial comparable à celui qu'il espérait du film de Zhang Yimou (1950-) l'a affublé du titre que nul ne s'est donné la peine de traduire de l'anglais, Shanghai Triad. On apprend au verso de la page que le titre original aurait été La loi du milieu, ce qui était une façon de rendre Banggui 帮规 de la part de l'agent littéraire pour ce qui signifie plus exactement Règles de société secrète (...). Ce récit, totalisant à peine plus de soixante-quinze mille caractères, a plutôt la dimension d'une longue nouvelle. A-t-il paru dans un recueil ou sous forme de roman indépendant ? Nous ignorons même s'il est publié, n'ayant eu accès qu'à une mauvaise copie de ce qui semble être une épreuve d'imprimerie datée d'avril 1994. » (p. 53-54)

Qu'en est-il maintenant du roman de Bi Feiyu dont l'éditeur français nous fournit quand même le titre original Shanghai wangshi 上海往事, la date et le lieu d'édition : 2003 et Jiangsu Art and Literature Press (vraisemblablement Jiangsu wenyi chubanshe 江苏文艺出版社) ?

Le plus simple serait sans doute de le demander directement à l'auteur, mais, celui-ci s'est déjà exprimé sur le sujet dans plusieurs interviews (ici & ). Il avoue - je résume -, que lorsqu'il n'était encore qu'un jeune écrivain, Zhang Yimou l'avait contacté pour travailler sur le scénario de son film, il n'avait alors aucune expérience de ce genre, que sa collaboration avec le réalisateur avait été fructueuse et qu'au final, Shanghai wangshi « n'était pas à proprement parler un roman (xiaoshuo 小说), mais qu'il avait donné une forme romanesque au scénario du film. » A aucun moment (dans la dizaine d’articles consultés), il n'évoque l'intervention de Li Xiao ou l’existence d'une source d'inspiration extérieure. Il n’en reste pas moins que son texte est facilement consultable en ligne (comme ici et ) contrairement à celui de Li Xiao, qui semble avoir disparu.

Voici maintenant un lot de questions qui me sont venues à l'esprit en réunissant pour vous les différents éléments présentés plus haut concernant la publication problématique par les Editions Philippe Picquier de la traduction par Claude Payen de Shanghai wangshi de Bi Feiyu sous le titre Les Triades de Shanghai, roman présenté, sans référence à Li Xiao, comme la source du film Shanghai Triad :
Quelle est donc la nature de ce livre ?
Est-ce la source du scénario du film Shanghai Triad ou sa narrativisation ?
Quel est son rapport avec le ‘roman’ de Li Xiao ?
Quel est son statut littéraire ?
Cet ouvrage méritait-il une traduction ?
Pourquoi l'éditeur et/ou le traducteur ne fourni(ssen)t-il(s) pas à leurs lecteurs des explications sur les points précédents ?
Peut-on livrer une traduction sans appareil critique autre qu'une quatrième de couverture dont on sait qu'elle sera reprise ad nauseam par les critiques pressés et les sites de vente en ligne ?
Libre à vous d'en ajouter d'autres et de livrer vos réponses ou hypothèses dans la fenêtre des commentaires : je m'engage à fournir une synthèse de vos interventions et réactions à la rentrée. D'ici-là, n'oubliez pas notre Appel à communication (P.K.)