dimanche 13 janvier 2008

L'eau à la bouche

Dans le domaine
de la littérature chinoise ancienne,
l'activité éditoriale tourne à ce point au ralenti
en ce début d'année que je me sens dans l'obligation
de vous signaler jusqu'aux rééditions d'ouvrages anciens,
même lorsque celles-ci pourraient passer pour mineures voire anecdotiques.

Je le fais d'autant plus volontiers aujourd'hui que l'ouvrage dont il va être question donnera, je le souhaite, envie d'en découvrir un autre de vingt-deux ans d'âge qui m'est cher : En mouchant la chandelle : nouvelles chinoises des Ming [Traduction de Jacques Dars revue par Tchang Foujouei. Paris : Gallimard, « L’imaginaire » n° 162, 1986 - voir l’illustration ci-dessus : il a été réédité depuis sous une nouvelle couverture] que Jacques Dars présentait ainsi :
« Voici un choix de nouvelles du début des Ming (XIVe-XVe siècles) : elles connurent en Chine un si fort succès qu'on les mit à l'index afin qu'elles ne distraient pas les jeunes lettrés de la sacro-sainte étude des Classiques confucéens ! Elles sont dues à deux lettrés fonctionnaires, l'un qui vivota de façon obscure, l'autre qui fit une prestigieuse carrière ... mais fut descendu de son piédestal à cause de ces répréhensibles écrits » (p. 7)
Le premier est Qu You 瞿佑 (1341-1427) à qui on doit les Nouvelles histoires en mouchant la chandelle, Jiandeng xinhua 剪燈新話, le deuxième est Li Zhen 李禎 (1376-1452), auteur de la Suite aux histoires en mouchant la chandelle, Jiandeng yuhua 剪燈餘話. Leurs écrits « atteignent d'emblée la perfection, et leur œuvre, qui ne devait être qu'une imitation des chuanqi anciens, est si élaborée et si belle qu'elle atteint, de l'avis des connaisseurs, des sommets inégalés, et marque l'aboutissement du genre » (ib.).

Ce genre, qui comprend tout aussi bien des « chroniques ou notations bizarres » parfois fort rustiques des Ve et VIe siècles et des nouvelles littéraires « consciemment élaborées, aux intrigues et aux péripéties complexes portée par une langue rénovée, flexible, riche, et extrêmement travaillée » (p. 9) sous les Tang, est ce que les spécialistes appellent selon l'époque considérée des zhiguai xiaoshuo 志怪小說 ou des chuanqi 傳奇. En un peu moins d'un quart de siècle, Jacques Dars en a fait connaître les principales facettes : les récits de l'étrange de l'époque des Six dynasties dans Aux portes de l'enfer [Nulle part, 1984, réédité en « Picquier Poche », 1997], le premier des cinq volumes du Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記 ou Notes de la chaumière des observations subtiles (1789-1798), la monumentale collection réunies par Ji Yun 紀昀 (1724-1805), une des plus fameuses des collections tardives [Passe-temps d'un été à Luanyang. Gallimard, « Connaissance de l'Orient », n° 99, 1998, 563 p.] et cette anthologie de récits Ming (1368-1644).

Le tirage qui la remet dans l'actualité est un choix publié dans la collection de poche « Folio 2 € ». Il sort ces jours-ci sous le titre : Le pavillon des Parfums-Réunis [Gallimard, 107 p.]. Il conserve 6 des 22 récits de l'original et selon mon décompte quatre des quatorze de Qu You suivis de deux des sept de Li Zhen, soit les n° 5, 8, 13, 15, 19 et 21 qui sont respectivement : « Le Pavillon des Parfums-Réunis », « Les Lanternes-pivoines », « Émeraude », « La Belle aux habits verts », « Bijou » et « L'Écran aux hibiscus ».

Relisez les ou lisez les sans tarder : Jacques Dars y déploie un savoir traduire d'une rare efficacité qui fait qu'on oublie que cela a été écrit dans une belle langue classique fort retorse, mais écrivait-il, il n'aurait « jamais eu l'audace, ou la légèreté, de publier ces traductions, si un parfait lettré chinois, en l'occurrence M. Tchang Foujouei [Zhang Furui 張馥蕊], n'avait accepté de les revoir » (p. 18). Le temps, parfois cruel pour les traductions comme pour les hommes, n'a en rien altéré la qualité de ce travail - on croirait même que Qu et Li ont couché le fruit de leur débordante imagination directement en français. La seule chose que l'on peut regretter, c'est qu'en se jetant sur ce petit aperçu, le lecteur ne limite son plaisir et ne perde au passage des explications fort utiles fournies naguère par le traducteur, notamment concernant l'influence durable de ces écrits en Chine-même, mais aussi à l'étranger :
« Après un passage en Corée [où elles inspirent à Kim Sisûp 金時習 (1435-1493) son Kûmo sinhwa 金鰲新話, Nouveaux contes du Mont Kûmo] (et des traductions au XVIe siècle), les livres de Qu You et Li Zhen gagnèrent le Japon où, maintes fois traduits, ils devaient marquer durablement la littérature fantastique de l'époque d'Edo [江戶(1603-1867)], et être considérés comme une part importante du patrimoine littéraire chinois. C'est d'abord un certain Nakamura qui traduisit, en mêlant les traditions fantastiques chinoise et japonaise, trois nouvelles de Qu You (L'épingle d'or au phénix, Les lanternes-pivoines, La grotte de Shenyang), et les publia en 1648. Vers la même date parut une traduction de huit nouvelles, puis, en 1666, Asai Riyôi [淺井了意, mort en 1691] publia son Togibôko [伽婢子], une traduction où les patronymes et toponymes étaient japonisés. L'œuvre eut d'immenses répercussions, en particulier sur les recueils fantastiques de Tsuga Teishô (Hanabusazôshi, 1749) et de Ueda Akinari [上田秋成 (1734-1809)] (Ugetsu monogatari [雨月物語, 1768] que les lecteurs français ont pu goûter dans la traduction de R[ené] Sieffert : Contes de pluie et de lune [Paris : Gallimard/Unesco, « Connaissance de l’Orient », (1956) 2000. 231 p.]). Hayashi Razan [林羅山 (1583-1657)] (Kwaidan zensho [怪談全書], 1643) avait, lui, adapté des récits de Qu You et Li Zhen. Aux XIXe et XXe siècles, les traductions se sont succédées, sans parler d'un chapelet l'adaptations et d'imitations : soit trois siècles de succès ininterrompu.
Mais l'œuvre de Qu You parvint même, incognito pourrait-on dire, jusqu'en Europe ! En effet, l'histoire des lanternes-pivoines, la préférée des Japonais, fut reprise par le passionné de folklore nippon qu'était Lafcadio Hearn (1850-1904) dans son recueil fantastique, parfois glaçant et épouvantable, Kwaidan [1904, voir ici ou ]. Les lecteurs de langue anglaise ignoraient sans doute qu'ils se délectaient à une histoire chinoise du début des Ming, comme le firent des lecteurs de langue allemande quand Gustav Meyrink [(1868-1932)], l'auteur du Golem, traduisit l'œuvre de Hearn. On le voit, l'œuvre de Qu You eut une étrange destinée et une gloire dont il n'eût jamais osé rêver ! » (p. 16-17, les interventions entre crochets sont de moi).
L'influence fut également sensible au Vietnam, sur notamment sur le Truyên ky man luc 傳奇漫綠 de Nguyên Du 阮嶼 (XVIe s.) qu'on peut lire en français depuis 1962 grâce à Nguyên-Tran-Huan : Vaste recueil de légendes merveilleuses (Paris : Gallimard/Unesco, « Connaissance de l’Orient », (1962) 1989. 278 p.).

Y a-t-il meilleur livre que celui qui invite à en lire d'autres ou à une relecture ?

Dans cette même collection de publications à petit prix, mais rigoureusement établie et proposant des extraits de textes représentatifs de la littérature chinoise ancienne, on peut encore trouver une autre traduction de Jacques Dars - il s'agit d'un choix de 50 des 297 récits de son Ji Yun (voir plus haut), sous le titre très engageant de Des nouvelles de l'au-delà (N° 4326 - 2005, 138 p.) -, mais aussi d'autres fragments de livres également publiés dans la collection « Connaissance de l'Orient » qu'il dirige aux Editions Gallimard :
  • N° 4393 - Wang Chong 王充 (27-97 ?), De la mort. (2006 : extraits de Discussions critiques - Lunheng 論衡, 1997, traduits par Nicolas Zufferey )
  • N° 4145 - Les entretiens de Confucius (2004, 140 p. : traduction intégrale du Lunyu 論語 par Pierre Ryckmans (alias Simon Leys), seulement allégée d'une partie des notes et de la préface d'Etiemble)
  • N° 3961 - Le poisson de jade et l'épingle au phénix. Conte chinois du XVIIe siècle (2003, 106 pages : dixième conte du Huanxi yuanjia 歡喜冤家 traduit par Rainier Lanselle et tiré de son anthologie de contes érotiques parue sous le même titre en 1987)
Ces fragments sont autant d'invitations à lire plus de littérature ancienne, alors pourquoi résister ? (P.K.)

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