lundi 4 février 2008

Lire ou relire : Jacques Gernet

Li Song 李嵩(1166-1243), Kulou huanxi tu《骷髏幻戲圖》
(27 cm × 26.3 cm) [voir ici - en chinois]

Comment ne pas se réjouir de
la réédition d'un excellent livre,
surtout lorsqu'il s'agit d'un livre de Jacques Gernet.

On avait déjà eu cette occasion en 2006 pour la sortie du
Monde chinois (Paris : Armand Colin, (1972, 1980) 1999, 699 p.)
en trois tomes au format de poche, réédition particulièrement opportune
et allégée uniquement des index qui permit aux étudiants et aux curieux
de la Chine de s'instruire plaisamment et pour quelques euros
seulement (23,7 contre 72 €) de la longue histoire de ce continent
autant géographique que mental.
C'était aux
Editions Pocket dans la collection « Agora » :
tome 1.
De l'âge de bronze au Moyen Âge. 2100 avant J.-C.-Xe siècle après J.-C.
(380 p.) ; tome 2. L'époque moderne. Xe - XIXe siècle (378 p.) ;
tome 3.
L'époque contemporaine. XXe siècle (190 p.).

Cette fois, c'est au tour d'un autre livre marquant, et sans aucun doute un des ouvrages les plus accessibles et le plus agréable à lire du grand sinologue. Certes il n'était pas si difficile que cela de se procurer chez les bouquinistes et à des prix fort raisonnables les éditions qui ont marqué la déjà longue existence de

La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276)

qui, c'est heureux de le constater, n'a pris qu'une ou deux petites rides. Publié pour la première fois en 1959 dans la série qui réunit aujourd'hui quelque 80 titres « La vie quotidienne ... », son éditeur, La librairie Hachette, devenue Hachette tout court, le publia à nouveau en 1978, puis encore en 1990.

L'autre ouvrage de la collection consacré à la Chine n'eut pas la même longévité : La vie quotidienne en Chine sous les mandchous de Charles Commeaux (Hachette, 1970, 320 p.) ne fut réédité qu'une seule fois en Suisse (Genève, Famot, 1978), ce que l'on ne regrettera que parce qu'aucun livre n'est venu le remplacer. Un monde sépare cette plate synthèse réalisée avec des matériaux de seconde main et le travail sinologique novateur et rigoureux réalisé à partir d'ouvrages chinois dont personne n'avait encore perçu la richesse.


La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276) revient donc après 49 ans d'existence à l'assaut des rayonnages dans un format maniable et à un prix somme toute de saison (9,50 €) ! Le hic, c'est que les Editions Philippe Picquier n'ont assuré, en l'espèce, qu'un service minimum.

Certes, une main attentive a transmuté la transcription dite de l'Ecole Française d'Extrême-Orient mise au point par Séraphin Couvreur (1835-1919) en 1902 par celle de rigueur de nos jours et qui nous est imposée depuis Pékin - euh ! pardon Beijing - : le pinyin 拼音. Les nouveaux sinisants formés à la pékinoise y trouveront leur compte ; les autres n'ont déjà plus droit à la parole --- notons néanmoins au passage quelques îlots de résistance en faveur de cette vieille mais toujours praticable transcription estampillée E.F.E.O. : Jean Lévi, Jean-François Billeter, l'Institut Ricci ... mais passons. Donc, dans sa nouvelle configuration, le livre s'adresse à son nouveau public, celui qui se passionne pour la Chine et dévore tout ce qui en traite, parfois avec le plus mauvais discernement qui soit, d'où le succès des productions d'un José Frèches, auteur d'un Il était une fois la Chine : 4500 ans d'histoire de 389 pages très illustrées et au texte indigent. A l'interrogation de son éditeur XO : « Qui mieux que José Frèches, à la fois historien et conteur passionné, pouvait nous dévoiler les beautés et les mystères de la Chine ? » , on n’aura pas de mal à répondre : « Jacques Gernet ! » lequel a prouvé avec cette reconstitution de la vie des Chinois à la fin de la dynastie Song 宋 (960-1279) que l'on peut combiner harmonieusement érudition exigeante et vulgarisation de qualité, savoir sinologique et plaisir de la lecture.

Mais revenons au présent volume qui ne prépare guère son lecteur à la découverte d'un ouvrage composé voici presque un demi-siècle. Certes, le tableau de la société chinoise reconstitué d'après des sources chinoises n'avait pas besoin de mise à jour : le livre a sa cohérence et aborde successivement six sujets qui sont 1. La ville, 2. La société, 3. L'habitation, le vêtement, la cuisine, 4. Les âges de la vie, 5. Le temps et le monde, 6. Les loisirs ; il s'achève sur un point d'orgue intitulé « Portrait moral ». S'il était inutile d'ajouter une patte à ce gracieux serpent, une mise en garde s'imposait pour le moins. Qu'elle prenne la forme d'un avertissement ou d'une préface, peu importe, mais, me semble-t-il, l'éditeur aurait dû faire plus qu'une quatrième de couverture et insister sur l'importance que ce livre a pu avoir dans la carrière de Jacques Gernet qui avec cet opus, « commence à déployer son talent d'historien attentif à toutes les données par lesquelles se caractérise une époque tout en sachant les replacer dans le cadre général hors duquel il n'est point d'histoire » (Michel Soymié, « Les études chinoises », Journal Asiatique, tome CCLXI, 1-4 (1973), p. 225) ; l'ouvrage était aussi à replacer dans le développement des recherches sinologiques et notamment sur celles concernant cette période dont le Projet Song (Sung Poject) initié dans les années 1950 par Etienne Balazs (1905-1963) marqua un moment fort (voir M. Soymié, op.cit., p. 244) et que certains sinologues français comme Christian Lamouroux (EHESS) poursuivent. Une note pour contextualiser les propos de l'introduction s'imposait, car Hangzhou 杭州, le point d'ancrage de cette étude n'est plus « une petite ville de quelques centaines de milliers d'habitants » (p. 13) comme on pouvait l'écrire en 1959, mais une grande cité qui compte désormais pas moins de quatre millions d'âmes. Pourtant, on peut noter une volonté de réactualiser l'appareil critique. Ainsi dans la note 13 de la page 401, on a ajouté fort à propos à l'original une référence à l'ouvrage de Jacques Dars, La marine chinoise du Xe siècle au XIVe siècle (Paris : Economica, 1992, 390 pages).

Mais pourquoi s'arrêter là ? Un renvoi à des ouvrages parus depuis aurait sans aucun doute permis au lecteur de bonne volonté d'augmenter son plaisir et d'élargir ses connaissances. Je pense notamment à un ouvrage de Robert van Gulik auquel Gernet renvoie à plusieurs reprises (note 14 p. 402, 74, p. 406) qui est la traduction anglaise du Tangyin bishi 棠陰比事(XIII° siècle). Inutile de dire que ce T’ang-Yin-Pi-Shih. Parallel Cases from under the Pear-Tree. A 13th Century Manual of Jurisprudence and Detection publié à Leiden (Brill, « Sinica Leidensia », vol. X) publié en 1956 est plus difficile d'accès pour un lecteur français que sa traduction parue en 2002 sous le titre Affaires résolues à l’ombre du poirier (Tang Yin Bi Shi). Un manuel chinois de jurisprudence et d’investigation policière du XIIIe siècle (Traduit et annoté par Lisa Bresner et Jacques Limoni. Paris : Albin Michel, « Idées », 2002, 249 p.) et récemment rééditée en format de poche (Tallandier, « Texto », 2007).

De même, pour certaines indications fournies par le riche corpus de contes en langue vulgaire des Song, Gernet utilise un recueil de traductions en langue anglaise édité à Pékin en 1957 : The Courtesan's Jewel Box. Chinese Stories of the Xth-XVIIth Centuries (Yang Xianyi, Gladys Yang (trad.), Foreign Languages Press). Or le conte traduit sous le titre « Fifteen Strings of Cash » existe en français grâce à André Lévy depuis 1972, puisque « L'injuste exécution de Ts'ouei Ning » se trouve dans l'anthologie L'Antre aux fantômes des collines de l'Ouest. Sept contes chinois anciens (XIIe-XIVe siècle) (Paris : Gallimard, « Connaissance de l'Orient », (1972) 1987, pp. 135-156).

D'autre part, on peut aussi se demander, pourquoi les maisons d'édition françaises sont si récalcitrantes à intégrer les caractères chinois dans leurs publications, alors que l'informatique rend la tâche plus aisée que jamais. Certes, on connaît l'argument : « A quoi bon se fatiguer quand le « grand public » n'en a cure ? », mais le « grand public » ne lira sans doute pas cet ouvrage et ceux de sa catégorie. Par contre, celui-ci, et bien d'autres, passeront dans les mains de générations d'apprentis sinologues qui, par exemple, trouveraient un grand bénéfice à voir les titres les plus importants exploités par Gernet dans leur formulation initiale, savoir pour s'en tenir aux plus fameux : Dongjing menghua lu 東京夢華錄, Ducheng jisheng 都城紀勝, Mengliang lu 夢梁錄, Wulin jiushi 武林舊事, Taiping guangji 太平廣記, Yijianzhi 夷堅志, ... Et pourquoi ne pas lui fournir une bibliographie plus étendue des travaux de l'auteur qu'on est supposé servir ? Et…, et…, et ... mais à quoi bon poursuivre ? A quoi bon gâter son plaisir en s'arrêtant à des détails de ce type ? N'en tenez pas compte. Lisez ou relisez La vie quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole (1250-1276), dans cette édition ou dans une autre peu importe, mais surtout réservez lui une place de choix dans votre bibliothèque, car c'est un livre qui a encore beaucoup à offrir. Je vous recommande naturellement les pages qui traitent des lettres et des arts (Chapitre VI, « Les loisirs ») dans lesquelles l'historien exprime avec clarté tout ce qui fait l'intérêt de cette période charnière :
« Tout un ensemble de facteurs a contribué à modifier les thèmes et les styles, et à faire des arts et des lettres à l’époque Song des activités spécifiques : des professionnels se substituent de plus en plus au lettré habile à tous les arts, calligraphie, peintre, prosateur et poète tout ensemble. La diffusion de l’imprimerie à partir du Xe s., l’apparition de commerce de la librairie, la prolifération des contes, des saynettes pour le théâtre, les marionnettes et les ombres chinoises, celles des chansons de style vulgaire, la formation de sociétés littéraires, le développement du commerce des objets d’art et des antiquités, toutes ces nouveautés devaient modifier profondément la sensibilité littéraire et artistique des Chinois. » (1959, p. 247; 1990, p. 245-246 ; 2008, p. 360-361)
Et voici pour finir, les mots de conclusions qui renvoient au dernier ouvrage publié de Jacques Gernet (voir ici) :
« Cet homme chinois nous paraît si humain par ses contradictions, si proche de nous, si familier que pour peu nous oublierions tout ce qui nous en distingue : sa conception de l'homme et du monde, ses aspirations, les cheminements propres à sa pensée, sa sensibilité particulière -- en un mot, tout ce qu'il porte en lui de sa civilisation. » (1959, p. 271 ; 1990, pp. 269-270 ; 2008, p. 394)
En illustration,
j'ai retenu ce détail d'un rouleau (0,26 m x 5,34 m)
que l'on doit à un peintre actif à la fin des Song du Nord (960-1127),
Zhang Zeduan
張擇端, intitulé Qingming shanghe tu 清明上河圖.
Il a fait l'objet de plusieurs éditions récentes dont celle du Rongbaozhai 榮寶齋
(Beijing, 1997, « Gudai bufen » n° 12, 48 pages grand format, voir p. 28).
Cette œuvre remarquable est analysée sous tous ses angles sur le site
Life in the Song seen through a 12th-century scroll
accessible à partir d'ici, site très documenté dont la consultation sera un
complément utile, tout comme pourrait l'être celle d'ouvrages chinois assez
similaires à l'objet de ce billet, comme celui de Yi Yongwen 伊永文,
Song dai shimin shenghuo
宋代市民生活
(La vie urbaine sous les Song). Beijing : Zhongguo shehui,
« Gudai shehui shenghuo congshu », 1999, 323 pages richement illustrées.
(P.K.)

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