samedi 15 mars 2008

Fu Manchu de Sax Rohmer

Sax Rohmer alias
Arthur Henry Sarsfield Ward (1883-1959)
Source d'une partie des illustrations de ce billet :
The Page of Fu Manchu. The Sax Rohmer Research Web Site.

Je suis sorti - il y a bien longtemps maintenant, mais il est des lectures dont on ne se défait pas - de mon premier contact avec Palimpsestes. La littérature au second degré (Le Seuil, 1982) avec la sensation profondément ancrée en moi depuis, que, comme l'a si bien écrit Borges cité page 453 par Gérard Genette, « la littérature est inépuisable pour la raison suffisante qu'un seul livre l'est » (Enquêtes), que chaque livre en cache d'autres et que si on aime « vraiment les textes, on doit bien souhaiter, de temps en temps, en aimer (au moins) deux à la fois ». De là, découle l'idée qui a depuis guidé ma découverte de la littérature que chaque lecture en appelle d'autres et que, quelles que soient celles que l'on rencontre, on est toujours en prise avec la « Littérature en transfusion perpétuelle - perfusion transtextuelle -, constamment présente à elle-même dans sa totalité et comme Totalité, dont tous les auteurs ne font qu'un, et dont tous les livres sont un vaste Livre, un seul Livre infini. L'hypertextualité n'est qu'un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine. Et quand je dis une heure ...».

Donc si on aime la littérature chinoise - c'est mon cas - , on doit pouvoir l'aimer jusque dans ses dérivations, ses déviations les plus imprévisibles, les plus inattendues dès lors que le produit final de la curieuse alchimie entrée en jeu livre une œuvre originale, à son tour source de mutations... Si vous me concédez cela, vous me pardonnerez je l'espère ce périlleux détour, dont vous apprécierez à sa juste valeur l'excès et les belles citations qu'il m'a permis de faire, juste pour justifier l'incartade que je m'octroie avec ce billet qui va vous entraîner sur les terres du Mystérieux Docteur Fu Manchu que les Editions Zulma (Paris, janvier 2008, 319 pages) viennent de ressusciter. En effet, ce titre initial d'une longue série - treize volumes publiés de 1912 à 1959 -, n'est pas d'un auteur chinois, mais de Sax Rohmer, pseudonyme choisi par le prolifique écrivain britannique Arthur Henry Sarsfield Ward (1883-1959) ; qui plus est, son action ne se passe pas plus en Chine qu'en Asie --- sauf au chapitre VII, avec une évocation de la révolte des Boxers ---, mais, pour l'essentiel, dans le Londres du tout début du XXe siècle.

N'étant pas Sax Rohmerologue, ni même un Fu Manchiste de la première heure, mon avis sur l'œuvre n'aura que de poids --- mon engouement, somme toute récent, pour la saga n'est après tout que le syndrome d'un mal sur lequel on ne gagnera rien à s'appesantir ; il n'empêche que je ne peux m'interdire de vous faire partager mon enthousiasme pour ce nouvel avatar hexagonal qui devrait renvoyer tous les précédents aux oubliettes. Comme quoi, s'il est abusif de dire que toute traduction est mortelle, on peut néanmoins penser que certaines sont vouées à disparaître ... Mais avant d'en administrer la preuve, voyons de quoi il retourne. Encore qu'il ne soit plus la peine de trop s'appesantir car --- comme j'ai un peu traîner : mea maxima culpa ---, la presse s'est déjà réjoui du retour des aventures de Fu Manchu dans les gondoles des librairies françaises et a déjà dressé dans ses grandes lignes le tableau de fond du chapelet d’aventures qui entraînent le lecteur à la poursuite du Docteur Fu Manchu : par exemple Le Monde avec Gérard Meudal, « Au bon temps du péril jaune » (11/01/08), Le Figaro, avec Jean-Claude Perrier, « L'abominable Fu Manchu est de retour » (28/02/2008). L'un (payant) et l'autre (gratuit), ces deux articles en ligne ont déjà développé les éléments de base qui figurent sous forme condensée sur les rabats de la belle couverture signée David Pearson et sur la page, pas moins élégante, que l'éditeur consacre à l'ouvrage sur son site :
Le mystérieux docteur Fu Manchu — le péril jaune incarné en un seul homme ! — a jeté son dévolu sur l'Occident.
Fu Manchu est un esthète du crime, il tue en série et en beauté. Pour l'empêcher de nuire: le brillant agent secret Nayland Smith, flanqué du discret docteur Petrie, sorte de Watson plutôt fleur bleue et chroniqueur des innombrables méfaits du terrible Chinois.
Sax Rohmer nous entraîne à leur suite dans un Londres nocturne, tout en chausse-trapes, où le moindre ponton cache un laboratoire clandestin, le moindre entrepôt un caravansérail, la moindre passante une princesse arabe...
Premier volume d'une série culte, dans une nouvelle traduction!
A ce résumé sommaire est venu s'ajouter une micro-biographie, et un document sonore de 27 mn et 50 secondes qui permet d'écouter grâce aux archives de l'INA, une nouvelle de Sax Rohmer : Les yeux de Fu Manchu. Bientôt un blog devrait venir entretenir la passion dévorante des nouveaux aficionados des péripéties de la lutte d'un détective très sherlock-holmessien contre « Le criminel le plus extraordinaire que le monde eut jamais connu » et qui représente « une menace pire que la Peste Noire » (p. 152).

En attendant, qui veut tout savoir sur lui, sur son créateur, les antécédents, les avatars, les éditions, les traductions, les adaptations au cinéma, à la télévision, en comics, en bibelots de toutes sortes, et bien d'autres choses encore, ira visiter The Page of Fu Manchu. The Sax Rohmer Research Web Site qui est une très riche base de données collective dirigée par Dr. Lawrence J. Knapp entièrement dévolue à ce terrifiant personnage et à son créateur : vous y découvrirez également une bibliothèque virtuelle avec les textes en anglais et aussi la liste exhaustive (?) des traductions à laquelle ne fait défaut que la nouvelle traduction française d’Anne-Sylvie Homassel [qu'on pourra entendre dans une émission radiophonique annoncée sur la page d'actualités de Zulma]

Sa traduction remplace avantageusement celle d'Henri Thiès en circulation chez divers éditeurs et dans divers formats depuis 1931, soit depuis 79 ans ! Elle avait néanmoins été revue à la fin des années 1970 par Robert-Pierre Castel pour ses dernières réapparitions comme en poche en « 10/18 » sous le titre Le mystérieux Dr Fu Manchu (n° 1973, 350 p.). Mais trêve de propos oiseux, rentrons dans le vif du sujet.



Le rapide survol que je vous propose sera aussi l'occasion de découvrir le style percutant et, souvent, hautement humoristique de Sax Rohmer. Pourtant, ses romans sont de ceux « à ne pas lire la nuit » - nom d'une collection des Editions de France qui en proposa dans les années 30. Le sentiment de peur qu'ils diffusent joue en partie sur l'effet que pouvait produire à une époque où l'on parlait beaucoup du Péril Jaune [j'y reviendrai dans un prochain billet], la menace – sans cesse rappelée - que faisait peser sur l'Occident, une Chine mystérieuse et cruelle : « Nous avons affaire à un Chinois, je vous le rappelle - à l'essence incarnée de la subtilité de l'Orient - au génie le plus sidérant que l'Asie moderne ait produit » [p. 51-52] ; un Chinois dont le caractère inhumain est proprement impensable pour un Occidental : « Aucun homme blanc, je crois, n’a de goût pour la cruauté froide des Chinois..... » (p. 108) ; avec lui c'est l'Orient qui fait peser sa menace sur l'humanité entière : « Nous étions entre les mains de l'Orient, tombés si l'on veut sous la coupe de cette nation chinoise incompréhensible entre toutes. » Ailleurs, une évocation ajoute à la fiction un degré supplémentaire dans l'horreur en s'appuyant sur la réalité telle que la rapporte les journaux qui imputent à la Chine lointaine la pratique courante de l'infanticide : « Les jeunes victimes de ces agissements sont pratiquement toutes des petites filles non désirées, et dans presque tous les cas, les parents attribuent immédiatement la cause du décès à la morsure d'un scorpion, et produisent sans difficulté la preuve de ce qu'ils avancent », et Petrie de conclure : « Peut-on s'étonner qu'un tel peuple ait produit un Fu Manchu ? Edifiante illustration des mœurs chinoises ! » (p. 63).


Cliché d’un opiomane provenant du site Opium Museum

Le chapitre VI, nous entraîne dans les bas-fonds de Londres, dans une fumerie d'opium, dans une scène d'anthologie dont voici un court extrait, avec dans l'ordre, (A) le texte original, (B) la nouvelle traduction française [p. 58-59], et enfin (C) l'ancienne [Thiès, « 10/18 », p. 78-79.] :
(A) From behind a curtain heavily brocaded with filth a little Chinaman appeared, dressed in a loose smock, black trousers and thick-soled slippers, and, advancing, shook his head vigorously.
« No shavee--no shavee, » he chattered, simian fashion, squinting from one to the other of us with his twinkling eyes. « Too late! Shuttee shop! »
« Don't you come none of it wi' me! » roared Smith, in a voice of amazing gruffness, and shook an artificially dirtied fist under the Chinaman's nose. « Get inside and gimme an' my mate a couple o' pipes. Smokee pipe, you yellow scum--savvy? »
My friend bent forward and glared into the other's eyes with a vindictiveness that amazed me, unfamiliar as I was with this form of gentle persuasion.
« Kop 'old o' that, » he said, and thrust a coin into the Chinaman's yellow paw. « Keep me waitin' an' I'll pull the dam' shop down, Charlie. You can lay to it. »
« No hab got pipee— » began the other. Smith raised his fist, and Yan capitulated. « Allee lightee, » he said. « Full up--no loom. You come see. »

(B) De dessous un rideau richement brodé de crasse apparut un petit Chinois, revêtu d'une blouse large, d'un pantalon noir et de chaussons aux épaisses semelles. Il s'avança au milieu de la pièce et secoua vigoureusement la tête.
« On ne lase pas ! On ne lase pas ! « caque-t-il, en nous considérant l'un après l'autre, l'œil torve et clignotant. « Tlop tald ! Magasin felmé ! »
« Dis donc voir ! On ne me la fait pas, à moi ! » rugit Smith d'une voix étonnamment râpeuse, en secouant un poing soigneusement maquillé de crasse sous le nez du Chinois. « Rentre dans ton trou et donne-nous deux pipes, à mon pote et à moi. Une pipe à fumer, face de citron - pigé ? »
Mon ami se pencha et darda vers le Chinois un regard d'une méchanceté qui me sidéra - je n'étais guère familier de cette méthode de négociation.
« Ramasse, l'artiste, ajouta-t-il, et il jeta une pièce de monnaie dans la patte du Chinois. Et t'as pas intérêt à m'faire attendre, sans quoi j'te démolis toute ta boutique, Charlie, sans blague. »
« Challie pas avoil pipe », commença l'autre. Smith leva le poing, et Yan capitula. « D'accol, d'accol... Magasin est plein... pas de place... Vous voil... »

(C) Un rideau lourdement décoré se souleva. Un petit Chinois apparut, vêtu d'un smoking déboutonné, d'un pantalon noir et de pantoufles à semelles épaisses. Il avança vers nous en secouant fortement la tête.
- Pas raser, pas raser, grimaça-t-il, tel un singe, en nous examinant l'un et l'autre, les yeux clignotants. Trop tard ! Boutique fermée !
- Assez causé ! hurla Smith avec une grossièreté déconcertante, tout en mettant sous le nez du Chinois un poing artistement sali. rentre tout de suite et donne-nous, à mon camarade et à moi, une paire de pipes. Fumer pipes, compris, rebut de Jaune ?
Et mon ami se pencha vers lui et le fixa dans les yeux avec une expression qui me surprit fort, peu habitué que j'étais à des arguments aussi gracieusement convaincants.
- Prends ça, ajouta-t-il en mettant une pièce dans la patte jaune. Fais-moi attendre encore un peu et je démolis ta baraque, Charlie. Méfiance !
- Nous pas pipes ..., commença l'autre.
Smith leva le poing et Yan capitula.
- Tlé bien, fit-il. Mais la maison pleine, pas de place. venez voir, venez.
Les exemples prouvant la supériorité de la nouvelle traduction (B) sur l’ancienne (C) pourraient être pris tout le long du roman : vous pouvez donc remiser vos vieux « 10/18 » et les compilations qui en ont été faites au placard -- sauf, peut-être, pour les savantes préfaces et autres avant-propos inspirés de Francis Lacassin --, et plonger dans ce beau volume Zulma en attendant impatiemment la suite : on connaît déjà le titre du prochain volume : Les Créatures du docteur Fu Manchu.


Serez-vous séduit par l'étrangeté du personnage, descendant supposé « d'une très vieille famille du Kiangsu » [Jiangsu 江蘇] (p. 289) ? « Le plus grand génie, peut-être des temps modernes ? On a dit de lui cent fois qu'il avait le front de Shakespeare et le visage de Satan. Il y avait dans sa présence même quelque chose de reptilien, d'hypnotique. » (p. 147) ; un personnage dont le regard, ébranle le Dr Petrie qui fait effort pour en rendre compte : « Comment décrire ce visage, ces yeux, qui me regardaient tranquillement par-dessus la table ? Ce visage était celui d'un archange du mal, et ces yeux, qui en étaient le trait souverain, étaient plus étranges qui eussent jamais reflété âme humaine - ils étaient étroits et longs, très légèrement obliques, et d'un vert étincelant. mais surtout - et je n'ai jamais vu cela chez aucun autre être humain, ils étaient, chose horrible, recouverts d'une sorte de film qui me fit songer à la membrana nictitans de certains oiseaux. Cette membrane était baissée lorsque je fis sauter la porte, mais elle sembla se rétracter quand j'eus pénétré dans la pièce, révélant les iris de l'homme dans tous leur éclat vert. » (p. 65-66)


S'il est souvent paralysé par « la force mauvaise qui émanait de cet individu », Petrie, narrateur attentif des événements qu'il vit un peu malgré lui, est aussi sensible au charme de Kâramanèh, la belle esclave du Docteur Fu Manchu, nous offrant quelques beaux moments à la sensualité très datée, mais remarquablement efficace, comme ici : « Une jeune fille enveloppée dans une cape de soirée se tenait tout contre moi. Lorsqu'elle leva les yeux, je découvris le visage le plus adorablement, le plus étrangement séduisant que j'eusse jamais vu. Une peau de blonde, et cependant les yeux et les cils noirs d'une Créole, les lèvres rouges et sensuelles - la belle étrangère dont la caresse m'avait surpris n'était pas native de nos rivages du Nord. » (p. 22-23) ; plus loin : « Elle ouvrit grand son manteau, et je me frottai littéralement les yeux, ne sachant pas si je rêvais ou si j'étais éveillé. Car elle était revêtue d'un ensemble de soie légère et transparente qui soulignait abondamment la sveltesse de sa silhouette ; une large ceinture enchâssée de pierres précieuses et maints joyaux précieux rehaussaient encore sa beauté : elle n'eût pas déparé le jardin clos d'Istanbul ; et dans le banal décor de mon bureau, elle était sublimement déplacée. » (p. 133-134)

Bref, je ne dis rien des décors et des situations dont les descriptions font froid dans le dos, et du suspens qui vous saisira, car vous l'avez deviné, Sax Rohmer a réussi une bien étonnante combinaison d'éléments qui hisse ses fictions au rang des œuvres accomplies --- si l'on est frileux, disons qu'elle les met en bonne place dans la catégorie que la critique se pique de redécouvrir, de la littérature dite populaire ou du second rayon ou paralittérature. Les meilleurs de ses romans et nouvelles s'y retrouvent du reste en excellente compagnie avec tant d'autres ouvrages qui ont fait rêver et frémir tant de générations d'amateurs de fiction romanesque ; ils y côtoient nombre de romans chinois des XVIIe et XVIIIe vers lesquels je vais me pencher à nouveau en attendant le retour du « génial et maléfique organisateur d'une prise de contrôle de l'Europe par les Asiatiques » [voir Régis Poulet, « Le supplice oriental de Fu Manchu aux Perses », in Le supplice chinois dans la littérature et les arts. Les Editions du Murmure, 2005, pp. 19-30 - article mis en ligne, le 31 mars 2008, sur le site La revue des ressources], dont je vous parlerai sûrement à nouveau : Ah ! Fu Manchu, quand tu nous tiens ! (P.K.)

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