mercredi 23 avril 2008

Apostille

On a vu le mois dernier que la nouvelle - et excellente - traduction des aventures de Fu Manchu par Anne-Sylvie Homassel chez Zulma avait redonné vitalité et intérêt à un texte dont l'effet avait été terriblement amoindri par une traduction poussive et fort ancienne puisque la base à partir de laquelle les éditions précédentes avaient opéré une douteuse restauration remontait au début des années 30 du siècle précédent.

En en lisant des extraits, on a également pu éprouver le sentiment que l'historique traduction d'On A Chinese Screen (1922) par Madame E. R. Blanchet, Le Paravent chinois, qui date de 1933, gagnerait aussi à disparaître au profit d'une nouvelle, dans le cas, bien improbable, d'une nouvelle édition ! [Voir ici, ici et ]

Mais les cas où d'anciennes traductions devraient s'effacer sont, il faut le reconnaître, fort nombreux. Je vous fais grâce de l’inventaire de celles qui m'ont permis de découvrir les différentes littératures couchées dans les langues que je ne maîtrisais pas ou que j'étais trop paresseux pour affronter dans le texte, partant du Moby Dick (Melville) de Giono (1941) récemment remplacé (mais peut-être pas supplantée) à la « Bibliothèque de la Pléiade », au Berlin Alexanderplatz (1929) d'Alfred Döblin (1878-1957), traduit en 1933 par Zoya Motchane qui sera bientôt concurrencée par celle d'Olivier Le Lay (Gallimard, fin 2008), en passant par les Kafka d'Alexandre Vialatte (1901-1971), l'Ulysse de Joyce et tant d'autres, pour m'en tenir à mon dernier coup de cœur, l'œuvre « asiatique » de William Somerset Maugham (1874-1965).

En effet, après la découverte du Paravent chinois, je me suis aussitôt mis en quête de la traduction de The Painted Veil (1925), court roman qui situe son action à Hong Kong et dans une Chine méridionale au prise avec une épidémie de choléra. Introuvable sur la toile en anglais comme en français, on peut facilement se procurer le roman en librairie car il a été adapté au cinéma en 2006 : c'était la troisième fois !
  • dans la première adaptation, The Painted Veil (1934), c’est Greta Garbo (1905-1990) qui tient le rôle titre -- son plus mauvais rôle d'après Greta Garbo lives. [Voir nos illustrations : ci-dessus empruntée au générique et ci-dessous ainsi que les pages internet qui lui sont consacrées ici ou ici avec en prime une scène du plus grand kitch holywoodien.]
  • dans la deuxième, The Seventh Sin (1957), il est joué par Eleanor Parker (1922-)
  • dans la plus récente, The Painted Veil (2006), Naomi Watts (1968-) incarne le personnage clef, la belle Kitty. Le Voile des illusions - c'est le titre français -, est déjà sorti en DVD, mais qu'importe. A en juger par les extraits et les critiques qu'on trouvent en pagaille sur internet, le film ne conserve que les ficelles les plus grosses de l’intrigue pour diluer son message dans une bouillie mélodramatique consternante avec aussi peu de tact que les deux précédentes réalisations. Si l'on veut se faire une idée de l'œuvre, autant lire cette traduction qui vient d'être rééditée en format de poche avec un bandeau établissant la connexion entre le film et une œuvre littéraire au titre bien différent (voir l'illustration ci-dessous).
Mis à part sa discrète attribution à E. R. Blanchet, aucune indication ne vient rappeler que cette traduction fut à l'époque couronnée d'un prix par l'Académie Française --- c'est une information que fournissent plusieurs bouquinistes en ligne -, ni qu'elle date de 1931. C'est donc un travail vieux de 77 ans qui revoit le jour sous son titre initial : La passe dangereuse (Paris : 10/18, « Domaine étranger », n° 1697, 183 p.).

Si, au bout du compte, le texte de Mme Blanchet semble transmettre sans trop de dégât l'efficacité d'un maître de la narration particulièrement économe de ses moyens, de temps en temps, et là le romancier n'y est pour rien, le rythme, surtout, et le vocabulaire, parfois, rappellent cruellement les écrivaillons de l'Entre-deux-guerres : dirait-on encore «
une théorie de coolies courbés sous leur charge » (p. 155) ? ; la traductrice ne semble, du reste, pas s'être embarrasser de chercher des équivalents français pour des mots bien acceptés en anglais, mais inconnus de nos dictionnaires qui, comme l'« amah » [阿嬤], viennent du chinois, ni savoir ce que sont des pieds bandés qui en deviennent tout « rabougris » ; quid du netsuke [根付] quand il s'applique à une vieille femme : « son visage ressemblait à un netsuke de vieil ivoire », même si une note ainsi rédigée : « Petite figurine de jade, d'ivoire, etc., représentant des personnages, des animaux, des masques..., finement ouvragée », est dûment fournie. L'accumulation de « boy » et de « bungalow » ont aussi pour effet de nous faire quitter l'Asie pour l'Afrique. Mais, ce ne sont-là que des bricoles qu'une relecture aurait permis d'éliminer facilement et qui cachent peut-être des trahisons bien pires, qui sait --- je vous promets d’y regarder de plus près un de ces jours prochains et des extraits dans un prochain billet.

Mais là n'est pas le problème qui, après tout, est indépendant de la qualité de la traduction. Car, même si la traduction en question était la meilleure qui puisse exister, l'introuvable perfection, l'éditeur pourrait-il se permettre d'en occulter la date de réalisation ? -- et encore, il y a pire : d'autres titres du même auteur ont perdu chez le même éditeur jusqu'à l'identité du traducteur qui est, sans doute, Mme Blanchet ! On comprend les nécessités économiques qui poussent les directeurs de collections et les éditeurs à faire tourner un fonds depuis longtemps amorti, mais d'une part, le lecteur n'y trouve pas toujours, voire rarement, son compte, de l'autre, les jeunes, et moins jeunes, traducteurs y perdent une occasion de montrer l'étendue de leur talent en gagnant leur maigre pitance.

Il semblerait que dans le domaine de la littérature chinoise ancienne et dans une certaine mesure moderne cette tendance, un temps en vogue, et qui peut s'avérer utile lorsqu'elle remet en circulation des traductions historiques, n'ait plus cours et qu'on ne publie plus que des traductions nouvelles -- c'est sans doute pour cela qu'on en publie si peu ! Il y a pourtant une exception notable avec une récente avalanche de titres de Lin Yutang 林語堂 (1895-1976) chez un éditeur du sud de la France --- si, en l'occurrence, le mal n'est pas trop grand pour les deux essais – le premier a tenu le coup, l'autre, ma foi, n'aurait pas mieux résisté avec une traduction plus élégante et précise -, il est, me semble-t-il, plus conséquent pour le cycle romanesque [Moment in Peking] devenu aussi indigeste qu'une fondue savoyarde réchauffée, fin de la parenthèse.

J'en viens à mon idée : ne devrions-nous pas, justement maintenant que les maisons d'éditions ont presque toutes mis à la disposition du public des sites internet où elles s'affichent attentives aux jugements de leurs lecteurs, exiger d'elles d'identifier précisément les traductions. Certes, on ne peut pas réclamer à chaque fois une notice aussi développée que celle que Maurice Lévy a donné à la traduction par Victorine de Chastenay (née en 1771) des Mystères d'Udolphe (1794) d'Ann Radcliffe (1764-1823) qu'il a revue pour les Editions Gallimard. J'en ai pris connaissance par le volume n° 3493 de la collection « Folio-classique » (2001, 905 pages, pp. 876-894). En fait, on y apprend tant de choses sur l'œuvre et sa circulation qu'on voudrait bien que cette excroissance du travail éditorial devienne une norme, d'autant qu'elle vient en plus de 44 savantes pages d'introduction.

Néanmoins, une indication de quelques lignes sur la traduction que l'on va lire serait suffisante, comme à la page 1080 de l'Histoire de Tom Jones de Henry Fielding (1707-1754) qui ressort en 2007 dans une édition révisée par Michel Baridon (Gallimard, « Folio classique », n° 4623, 1142 pages), lequel indique que ce fabuleux roman fleuve a été traduit deux fois au XVIIIe siècle et quatre au suivant et que « l'excellente traduction qui est reprise ici est celle de Francis Ledoux » et provient d'un volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » publié en 1964. Tout est dit.

Pour finir : un souhait et une restriction. Puisqu'il n'y a pas de plus grand plaisir que de relire, mon souhait est de disposer à chaque nouvelle lecture d'une œuvre étrangère marquante, d'une nouvelle traduction - ancienne ou moderne peu importe pourvu qu'elle soit bonne. La restriction : elle tient à ce que certaines traductions ont un pouvoir d'attraction tel qu'on ne s'en défait pas. J'aurais pour ma part l'impression de trahir Gœthe à lire Les souffrances du jeune Werther dans une autre traduction que celle qui me l'a fait découvrir, celle publiée anonymement en 1829 par Pierre Leroux (1797-1871) lequel ne connaissant « guère l'allemand, [et qui] s'était contenté de corriger et d'améliorer stylistiquement la première traduction française de la seconde édition de Werther (version de 1787) : Werther, trad. par Charles-Louis de Sévelinges [(1767-1832)], Paris, Démonville, 1804. Pierre Leroux n'a jamais signalé cet emprunt » qui ne fut révélé qu'en 1938. C'est grâce à l'érudite « Note sur la traduction » rédigée par Christian Helmreich pour le volume n° 9640 du Livre de Poche, collection « Clasique de poche » (LGF, 1999, pp. 33-35) que je l'ai appris et, par la même occasion, découvert que la traduction qui figure dans le volume « Pléiade » des Romans (1954) de Gœthe attribuée à Bernard Groethuysen, et datant de 1928, était en fait, cette même traduction « Sévelinges/Leroux » que le signataire avait à peine retouchée, donc purement et simplement pillée ! On se gardera donc des éditeurs et, aussi, des traducteurs. Un lecteur averti en vaut deux. (P.K.)

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