vendredi 30 mai 2008

Enfer chinois (03-a)

De longues semaines se sont écoulées depuis le précédent billet (26/02/08) consacré aux traductions françaises de romans érotiques de la Chine ancienne. La fois précédente, je vous ai présenté la collection « Siwuxie huibao » 思無邪匯寶 (SWXHB) éditée par Chan Hing-ho [pour vous rafraîchir la mémoire, cliquez ici ou activez le tag Eros chinois ; et pour une présentation entièrement en chinois du « Siwuxie huibao », vous pouvez vous rendre sur le site Ming Qing xiaoshuo ou sur Baidu baike]

Les traductions dont il va être question dans ce billet (et plusieurs des suivants) ont toutes été publiées aux Editions Philippe Picquier, d’abord à Paris, puis à Arles, et mis à part le dernier, déjà rééditées dans la collection « Picquier-poche » -- les dates de publication fournies ici sont celles des éditions princeps. Saluons au passage le rôle déterminant joué par cette maison dans la découverte de ce pan de la littérature romanesque chinoise. La rencontre de son directeur avec Chan Hing-ho a contribué à redresser une approche, qu’avec le recul on peut juger un peu hasardeuse -- nous y reviendrons un jour prochain [voir Enfer chinois (05)].

Je vais commencer ce survol par les traductions co-signées par Huang San : outre cette particularité d’être des traductions à deux cerveaux, elles sont toutes basées sur des éditions critiques disponibles ou sur le point de l’être dans le « Siwuxie huibao », détail qui pourrait faciliter l’identification de Huang San, nom de plume qu’on retrouvera attaché à d’autres publications en rapport avec une Chine moins ancienne et moins frivole. Alors que ce savant sinologue avançant masqué assurait le travail en amont - établissement du texte principalement -, et en aval - corrections et validation du choix du traducteur -, le véritable labeur revenait à un passionné des mots et de la Chine qui a eu la coquetterie d’occulter son nom presque à chaque fois sous un pseudonyme différent, nom d’emprunt derrière lequel les plus avertis reconnaîtront peut-être un des premiers étudiants français à avoir fait le voyage de la Chine Populaire au moment où celle-ci entrouvrait timidement une porte : Lionel Epstein, Oreste Rosenthal, Booris Awadew.

Les autres points communs à ces traductions, lesquelles ont indéniablement un air de famille, sont outre le respect d’un texte rigoureusement établi, l'assurance d'avoir évité les nombreux pièges que réservent les œuvres de ce registre, mais aussi une approche décomplexée et créative de l’art de dire la même chose dans une autre langue, un remarquable sens du rythme et de la musicalité des mots ; l'ensemble est très réussi, à peine terni par la présence inopinée de clins d’œil un peu trop appuyés ou de boutades superflues. Mais qui oserait jeter la première pierre alors même que les traducteurs les plus respectés avouent se livrer parfois à quelque blague pendable afin de « tromper l'ennui ».

Cette collaboration a été particulièrement fructueuse ;
elle a donné, entre 1991 et 2005,
5
livres proposant au total 6 titres du « Siwuxie huibao »,
les cinq premiers datant de la fin des Ming 明 (1368-1644),
le dernier, du début des Qing 清 (1644-1911)
  • 1991 : a. Chipozi zhuan 癡婆子傳 [SWBXH, A.24.b]
  • 1991 : b. Ruyijun zhuan 如意君傳 [SWBXH, A.24.a]
  • 1992 : Sengni niehai 僧尼孽海 [SWBXH, A.24.c]
  • 1995 : Hailing yishi 海陵佚史 [SWBXH, A.1]
  • 1997 : Xiuta yeshi 繡榻野史 [SWBXH, A.2]
  • 2005 : Taohua ying 桃花影 [SWBXH, A.18.a]

1991 (a) : Vie d'une amoureuse
Huang San, Lionel Epstein (trad.), Paris/Arles : Picquier, 1991, 151 p..

Vie d’une amoureuse apparut en tête du volume éponyme publié en 1991. La traduction de ce court roman de quelque 12 000 caractères seulement et son appareil critique en occupent les pages 5 à 83. Il retiendra l’attention pour au moins deux raisons -- je ne dirais rien de son érotisme torride que R. van Gulik ne semble pas connaître Chipozi zhuan 癡婆子傳, car il n’évoque l’ouvrage baptisé par lui Life of a Foolish Woman (Vie d’une sotte dans la traduction d'Evrard) qu’en note [Paris : 1971, p. 338] : il est rare et ancien.
  • rare, d’abord parce qu'il n’en existe que peu d’éditions anciennes -- voir les savantes explications de Chan Hing-ho dans SWBXH, A.24.b, pp. 80-82 --, mais aussi parce qu’il propose une narration à la première personne -- c’est en soi une originalité notable, quand on considère en général que ce type de narration n’est censé intervenir en Chine que bien plus tardivement à l’époque moderne --, mais surtout parce que la voix qui porte le récit et qui nous gratifie de la narration d’ébats sexuels est la voix d’une femme, « une vieille dame de soixante-dix ans, la tête blanche, les dents rares » qui raconte, « tout sourire », « les moments heureux d’une vie sous peu et à jamais disparue » (p. 21-22). Certes, et même si l’on ne connaît pas l’auteur, on peut conclure avec Wei Chongxin 魏崇新 [« Zhongguo gudai diyi rencheng xiashuo de xingbie xushi celüe » 中國古代第一人稱小說的性別敘事策略 Zhongguo gudai xiaoshuo yanjiu, 2, Beijing : Renmin wenxue, 2006, pp. 287-292.], que l'héroïne, Shangguan Ana 上官阿娜, est une projection idéalisée, la femme telle qu’un homme peut la concevoir, une beauté façonnée selon ses désirs : belle, curieuse des choses de l’amour, sensuelle et philosophe, en un mot libertine.
  • ancien, ensuite parce qu’il daterait du milieu du XVIe siècle, soit vraisemblablement de l’ère Longqing 隆慶 (1567-1572) des Ming ou peu après. Il est couché dans une langue classique pour le moins rustique, mais qui conserve une certaine souplesse. Elle offre beaucoup de libertés -- sans doute plus que la langue vulgaire --, au traducteur qui ne s’en prive pas, passant d’un subjonctif de circonstance dans les prolégomènes, à une narration au rythme soutenu qui cisèle des dialogues incisifs sur un tapis de verbes d’action souvent rendus au passé simple, brillant tout du long, même dans les poèmes, rares, et des commentaires interlinéaires, toujours piquants et finement moqueurs.
Il était donc on ne peut plus naturel d’attacher beaucoup d’attention à la traduction de ce petit roman en deux parties dont la lecture est finement préparée par une préface qui résume l’essentiel de ce qu’il convient de connaître sur lui, par la première préface connue datant de 1764 ; son texte, dont aucunes des aspérités n’est laissées dans l’ombre, est accompagné de ses commentaires d’origine, distanciation délicieuse qui offre au lecteur la chance de lire en toute complicité avec un inconnu qui pourrait bien être l’auteur lui-même ou/et un de ses bons amis. et de suivre la carrière sexuelle d’une femme qui n’a pas froid aux yeux pour le grand bonheur de ceux qu’elle croise entre l’âge de 12, 13 ans jusqu’à sa répudiation à 39 ans, avouant après 30 ans de réclusion avoir eu 12 amants parmi lesquels on trouve un cousin, des serviteurs, son beau-père, ses beaux-frères, deux moines, un acteur et le précepteur de son fils, l’amant idéal par lequel le scandale arrive. La traduction recourt à un riche vocabulaire, mais aussi à une astuce qu’on appréciera diversement.

Le procédé a déjà été utilisé [j’y viendrai dans quelque temps, vraisemblablement dans « Enfer chinois (07) » ]. Il s’agit au lieu de traduire un terme chinois d’en faire apparaître le caractère ; outre yin 陰 (ombre, lune, féminin) et yang 陽 (lumière, soleil, masculin) qui dans ce contexte se comprennent facilement [exemples : « il vint de nouveau heurter à la porte 陰 » (p. 56) ; « sons’était dressé » (p. 41)], ce sont les caractères à la graphie très explicite tu 凸 (saillant, protubérant, bombé) et ao 凹 (creux, concave, rentrant, cavité) qui sont sollicités, essentiellement au début, entre les pages 26 et 35. Un extrait permettra à ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience d'évaluer ce procédé qualifié à propos d’un autre texte de « degré zéro de la traduction » (A. Lévy) :

« Aux temps obscurs de la haute Antiquité, nos ancêtres se partageaient déjà entre hommes et femmes. Ils vivaient ensemble dans des trous, des tanières, des cavernes, et se vêtaient de feuillages afin de se protéger du froid ; mais au plus fort de l’été, ils quittaient ces parures et allaient nus. Ils ignoraient la honte et ne s’attardaient pas à la différence entre lesdes unes et lades autres. Soumis au cycle du souffle yang, l’homme a en cette saison le sang plus riche, l’esprit animé : sa est ferme et roide. Qu’une femme vienne à passer, le à l’air ; ils s’enlacent, lapénètre dans le 凹. S’il a lieu de s’étonner de trouver sa compagne faite autrement que lui, comment cet homme soupçonnerait-il qu’une telle pénétration ouvre la porte à l’ininterrompue succession des génitures, à une création illimitée, racine de tout désir, bourgeon de tout amour !.. » [pp. 25-26 ; pour lire le texte chinois, cliquer sur le document ci-contre : de la pages 109 (à droite), ligne 10 à ligne 3 de la page 110 (à gauche].

De même que cette facétie est justifiée dans un avertissement (p. 13), l’emploi d’illustrations tardives est dûment expliqué page 15 : datant de la fin des Qing, elles étaient destinées à servir à l’éducation des nouvelles mariées qui les trouvaient dans leur coffre à habits -- il n’est jamais trop tard ! Chipozi zhuan devait remplir le même rôle pédagogique avec encore plus d'acuité. Le deuxième roman, légèrement plus court, eut encore plus d'influence sur l'évolution du genre.

1991 (b) Biographie du Prince Idoine.
Huang San et Lionel Epstein, trad. in Vie d’une amoureuse.
Paris/Arles : Picquier, 1991, pages 86 à 150.

D’auteur également inconnu, Ruyijun zhuan 如意君傳 est encore plus ancien que Chipozi zhuan. Sa préface, traduite page 93-94, pourrait même être datée de l’an 1514, sa postface (voir page 151) de 1520. C’est l’importance que présente cet ouvrage dans l’histoire du roman érotique chinois et son influence - notamment sur Jin Ping Mei 金瓶梅 - qui nous valent d’en lire une traduction plus que son contenu qui ne plaît guère au rédacteur de la savante préface qui le présente (pp. 87-92) : « Ce personnage de goule souillée de meurtres ne suscite pas notre sympathie - n’étant pas de ceux qui estiment la sympathie superflue en érotisme. Tout aussi peu ragoûtants, les ébats du bon jeune homme atteint de gigantisme (passons sur les descriptions) et de sa caverneuse fiancée » (p. 87).

Il est vrai que les débauches de l'impératrice Wu Zetian 武則天(r. 690-705), alias Wu Zhao 武照 (624-705) qui, à l’âge de soixante-dix ans épuise toujours ses amants, avec le jeune et fringant, et tout particulièrement bien servi par la nature, Xue Aocao 薛敖曹 n’ont pas la légèreté et la fraîcheur des croustillantes aventures de la sensuelle Shangguan Ana. La raison en est sans doute que l’ensemble prend appui sur des faits historiques rapportés dans les chroniques de la dynastie Tang (618-907) et sur les extrapolations qu’en fournit la légende. L’amateur d’histoire et plus particulièrement celui qui nourrit une vive curiosité pour le règne cette femme hors du commun ne manquera pas de jeter un œil, même rapide et distrait, à ce portrait à charge de la redoutable souveraine ; il le lira avec d’autant plus de facilité qu’une fois encore, et ce malgré des réticences avouées d’entrée de jeu, le traducteur a fait des merveilles, offrant à son lecteur ses trouvailles sans plus de retenue que l'Impératrice Wu qui avait trouvé avec Aocao, l’amant idéal : « Vous êtes vraiment tel que je le souhaitais. Il convient de vous octroyer l’appellation de Ruyi qun 如意君, prince Conforme à mes vœux, ou prince de Guise, ou prince Mondésir, ou prince Idoine ... Dès demain, en votre honneur, le nom d’ère sera changé en Ruyi. Je regrette seulement que nous nous soyons rencontrés si tard. » (p. 113). La 40e des 60 érudites notes données au texte indique que « la traduction de Ruyi 如意 reste ouverte ; chacun traduira ruyi, autrement dit comme il l’entend. » (p. 147).

Dans The Fountainhead of Chinese Erotica (Honolulu : University of Hawai’i Press, 2003, 271 pages), Charles R. Stone en livre une dans son sous-titre : The Lord of Perfect Satisfaction (Ruyijun zhuan) with a Translation and a Critical Edition ; André Lévy a proposé quant à lui L’Histoire du seigneur Montplaisir et L’Histoire du seigneur Selon-Mon-Désir. Je risque, pour ma part et sans conviction aucune, un Prince Ça-Me-Convient, voire un Prince Ça-Me-Botte ou, pire encore, un Prince Trop-Bon ! Et vous que proposez-vous ?

Je vous laisse le temps de la réflexion et de la lecture avant de poursuivre, et m’engage à rendre compte de vos trouvailles dans le prochain billet sur l'enfer chinois, billet qui portera le numéro de série (03-b). (P.K.)

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