mercredi 4 juin 2008

Aucun livre n’est inutile ...

... ou deux ou trois mots sur le projet de création d’un groupe de recherche sur les traductions françaises de littérature chinoise.


C’est en rédigeant certains des billets consacrés à la littérature chinoise ancienne publiés pour ce blog que je me suis aperçu qu’il manquait un outil performant capable, à chaque fois que s’en faisait sentir la nécessité, de fournir rapidement et avec précision, l’information complète ou pertinente sur l’existence de traductions françaises de ces textes.

Les inventaires que je consulte pour combler mes lacunes sont tous soit trop anciens [Martha Davidson, 1957], soit très incomplets pour le français [Wang Lina, 1988]. La recherche s’en trouve donc terriblement alourdie et laisse un arrière goût de travail bâclé -- surtout quand les traducteurs dont je signale les travaux n’ont pas jugé bon de mener l’enquête en amont ou de rendre compte de leurs résultats dans une préface ou dans des notes, voire pire, quand ils le font mais de manière très imprécise ou simplement allusive.

Dans le même temps, j’ai pris connaissance du travail que conduisait de son côté Xavier Legrand-Ferronnière sur la littérature fantastique et découvert avec ravissement la base de données bibliographique qu’il a créée sur le versant virtuel de l’excellente revue qu’il dirige et qui a pour nom Le Visage Vert (Zulma). Dans cette base en construction qui frappe déjà par sa richesse et la rigueur qui entoure son établissement, plusieurs entrées ont retenu mon attention : Gan Bao 干寶 (vers 280 - 350 ?), Pu Songling 蒲松齡 (1640-1715) et Luxun 魯迅 (1881-1936), tous trois mis à l’honneur par Roger Caillois (1913-1978) dans les anthologies qu’il publia entre 1958 et 1966.

Constatant qu’on pouvait être plus complet, j’ai proposé mon aide à Xavier Legrand-Ferronnière qui m’a fait l’amitié de l’accepter et a glissé dans la notice dédiée à Pu Songling un lien vers le billet consacré à cet auteur traduit naguère par Tcheng-Ki-Tong alias Chen Jitong 陳季同 (1851-1907) [voir l'illustration ci-dessus] et plus récemment par André Lévy (Chroniques de l’étrange, Picquier, 2005).

Mais, il y a, comme souvent, loin de l’intention à la réalisation. En effet, compléter ces notices signifie balayer plus de deux siècles de tentatives parfois hasardeuses, parfois brillantes, le plus souvent partielles. Qui plus est, celles-ci ont été livrées sans plan d’ensemble et sans volonté de représentativité, soit en éditions séparées, chez toutes sortes d’éditeurs, soit dans des revues ou des anthologies parfois généralistes et thématiques. Le public visé par ces publications étant forcément assez réduit, elles ont souvent été éditées de manière confidentielle et rarement réimprimées.


Un exemple [sur lequel je reviendrai plus en détail dans un prochain billet] permettra mieux qu’un long discours de se rendre compte du travail à mener et devrait prouver que si comme l’affirme avec justesse Ji Yun 紀昀 (1724-1805), « aucun livre n’est inutile », chacun a aussi son histoire qui mérite d’être contée : l’ouvrage dont la couverture et la page de garde figurent en illustration à ce billet [voir ci-dessus et ci-dessous] fut publié à Paris aux Editions de l’Abeille d’Or vers 1926 sous le titre Le lama rouge et autres contes. Il propose la traduction d’une soixantaine de récits de Ki-Yun, c’est-à-dire notre Ji Yun, et n’a été tiré qu’à 1000 exemplaires. Mais, le savoir n’épuise pas le sujet : on ne peut naturellement pas se contenter d’ajouter qu’il est le fruit de la collaboration de M. Tcheng-Loh [Chen Lu] 陳籙, « Ministre Plénipotentiaire de Chine à Paris », né en 1877 et de Mme Lucie Paul-Margueritte (née en 1886), fille de Paul Margueritte (1860-1918), membre de l’Académie Goncourt entre 1900 et 1918. Il faut encore prendre la peine de définir précisément parmi les 1196 contes du Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記, ceux qui ont été retenus, puis évaluer, par la confrontation avec le texte chinois, les qualités ou les défauts de cette traduction. Ce travail n’est pas sans présenter de redoutables difficultés car les traducteurs ont pris des libertés assez notables avec le texte d’origine.

Ceci fait, ou parallèlement, on pourra se pencher sur les traductions plus récentes que Jacques Pimpaneau [Notes de la chaumière des observations subtiles. Paris : Kwok-on, 1995 : 125 récits] et Jacques Dars [Passe-temps d’un été à Luanyang. Paris : Gallimard, « Connaissance de l’Orient », 1998 : 297 récits] ont réalisées à partir de la même source et l’on continuera de chercher les éventuelles traductions françaises des récits de Ji Yun qui auraient pu paraître dans des revues ou des anthologies anciennes ou récentes, sans négliger celles produites en Chine même. On n’oubliera pas non plus les extraits qui pourraient figurer dans les travaux universitaires.

Les informations recueillies au cours des différentes étapes de cet examen seront mises en forme pour pouvoir être interrogées et confrontées à d’autres données similaires concernant d’autres ouvrages, en fonction de l’époque, des traducteurs, des maisons d’éditions, du genre, de la nature du travail, etc. Elles viendront également alimenter les chapitres d’une histoire de la traduction de la littérature chinoise en langue française qui pourra être accompagnée d’intéressants appendices dont un annuaire des traducteurs.

Si la littérature fantastique - le terme « fantastique » est pris ici dans son acception la moins restrictive possible -, mérite une attention particulière, elle ne peut, ni ne doit borner notre horizon. Il convient, dès le début, d’élargir la recherche à tous les auteurs et à toutes les œuvres ayant retenu l’attention des sinisants et des curieux de la Chine et de sa littérature, depuis les premiers rendus réalisés par les missionnaires Jésuites au XVIIIe siècle, ce qui, vous en conviendrez facilement, représente une tache immense.

Pour relever ce défi, il m’est donc apparu qu’un travail d’ensemble, reposant sur une collaboration large, s’imposait. J’ai donc proposé à notre équipe d’inscrire ce projet au programme de ses activités. Les membres présents à la réunion du 13 mai 2008 ont approuvé cette proposition, ce dont je les remercie.

Toutes les bonnes volontés et toutes les compétences seront les bienvenue. Elles y trouveront leur compte, car, au-delà d’un simple outil pratique répondant à des interrogations ponctuelles, l’inventaire des traductions françaises de littérature chinoise que je souhaite voir naître et croître sera en mesure de contribuer à répondre à des questionnements plus substantiels. Les données recueillies que nous allons mettre à la disposition des chercheurs sous la forme d’une base de données numérique consultable en ligne contribueront, je n’en doute pas, à faire progresser les connaissances sur toutes sortes de sujets connexes.


Cette entreprise ne peut, en effet, se limiter à établir un simple catalogue de publications. Outre qu'elle s’attachera à faire la clarté sur les traductions, leurs qualités respectives et à fournir un panorama de l’œuvre accomplie dans ce domaine, elle sera conçue pour aider l’historien de la sinologie à affiner sa perception sur la manière dont on a découvert et considéré la littérature chinoise dans notre pays ; l’historien de la traduction pourra, quant à lui, s’en emparer pour déceler les tendances propres à chaque époque, ses imperceptibles évolutions, sans compter que chemin faisant nous isoleront les textes où s’expriment les techniques et des théories développées par les acteurs de cette aventure intellectuelle, textes qu’on présentera sous la forme d’une anthologie raisonnée ; le comparatiste pourra, de son côté, y trouver grain à moudre, pour déceler l’influence que certaines traductions ont pu avoir sur la création littéraire française. Les traducteurs et les éditeurs, eux-mêmes, gagneront de précieuses heures, en prenant la mesure du travail déjà accompli afin de mieux orienter leurs choix à venir, etc. In fine, chacun pourra exploiter selon ses propres préoccupations ce matériau qui, bien qu’il soit très différent reconnaît un lien de parenté avec l’Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire initié par André Lévy en 1975 [déjà cinq volumes publiés depuis 1978 aux Editions du Collège de France et de l’Institut des Hautes Etudes chinoises]. Cette monumental travail, d’abord personnel avant de devenir collectif, nous sera, du reste, d’un grand secours pour le genre court -- je rappelle que la septième des sept rubriques critiques attachées à chaque récit prend en compte les traductions [voir sur ce blog le compte-rendu de Solange Cruveillé sur le dernier volume paru en 2006]. Souhaitons seulement que notre projet ne connaisse pas les mêmes enlisements qui rendent de plus en plus hypothétique la publication d’un sixième tome et de l’index général. Un autre danger qui le menace serait de vouloir embrasser d’un seul mouvement l’ensemble du champ littéraire chinois.

Ce projet de création d’un Inventaire analytique des traductions françaises de littérature chinoise ne peut évidemment risquer de se trouver paralysé par l’immensité du champ à prendre en compte. Il convient, pour éviter d’être noyé avant d’avoir appris à nager, que notre groupe s’aguerrisse en concentrant dans un premier temps ses efforts dans une seule direction avant d’élargir progressivement ses prétentions. Mon choix s’est tout naturellement porté vers ce qu’André Lévy appelle fort justement la « littérature de divertissement » de la Chine ancienne [La littérature chinoise ancienne et classique. Paris : PUF, « Que sais-je ? », n° 296, p. 83]. Le premier volet de ce projet sera donc consacré au roman, xiaoshuo 小說 (en langue classique et en langue vulgaire), et au théâtre littéraire (xiqu 戲曲) de la Chine impériale.

Une fois que ce champ aura été bien balisé et que nos armes seront rodées et notre modus operandi définitivement fixé, nous pourrons alors prendre en compte les autres domaines de la littérature chinoise, et pourquoi pas, maintenant que notre équipe, récemment rebaptisée « Littératures d’Extrême-Orient, textes et traduction », s’est élargie, entreprendre le même travail de mémoire et d’analyse sur les traductions françaises de littérature du Japon, d’Inde, du Vietnam, de Corée et de Thaïlande : on imagine facilement tout le profit à tirer de cette mise en confrontation des données recueillies.

Mon intention en vous exposant brièvement ce projet est, vous l’avez compris, de lui assurer la plus grande publicité pour susciter des vocations auprès de ceux qui seraient les plus susceptibles d’y prendre part, mais aussi de recueillir des soutiens au-delà de nos rangs.

Je sais déjà pouvoir compter sur les conseils de spécialistes comme Li Jinjia 李金佳 qui a soutenu une thèse sur les traductions du Liaozhai zhiyi 聊齋誌異, mais aussi et surtout sur l’aide précieuse de Jean-Luc Bidaux qui depuis la Bibliothèque Universitaire où il officie, saura faciliter l’accès aux ouvrages à examiner, soit en rendant possible la consultation de ceux qui sont conservés dans d’autres bibliothèques, soit en acquérant les ouvrages indispensables pour la conduite de ce projet, savoir les traductions existantes encore disponibles, mais aussi les éditions chinoises des textes traduits.

Mon souhait est d’aboutir à la constitution d’un fonds qui donnerait corps à l’aspect « patrimonial » du projet, par la mise à disposition des étudiants et des chercheurs, d’une collection la plus complète possible des traductions françaises de littérature chinoise dans un espace bien identifiable de la Bibliothèque Universitaire de l’Université de Provence, selon le modèle retenu pour l’Espace de documentation et de recherche Gao Xingjian inauguré récemment.

Dans cette perspective, tous les dons et envois de traductions anciennes et modernes seront acceptés avec enthousiasme, qu’ils émanent de particuliers collectionneurs ou directement des maisons d’édition se manifestant dans ce domaine.

Mais chaque chose en son temps. Comptez sur moi pour vous tenir au courant de l’avancée de nos travaux qui devraient s’intensifier à la rentrée universitaire 2008/2009, car je compte associer à cette entreprise au long cours, les étudiants du Master Monde chinois qui suivront mes cours de méthodologie et sur le roman chinois ancien : quel meilleur moyen de se faire une idée des contraintes et des joies de la recherche que de prendre part à une œuvre collective de ce type ?

Vous risquez également d’entendre parler, ici, des trouvailles que l’on ne manquera pas de faire et d’avoir des échos des plaisirs qu’elles procurent et des informations qu’elles livrent. « Aucun livre n’est inutile » et surtout pas les traductions des œuvres chinoises qui peuvent nous apprendre beaucoup sur la Chine, mais autant sur nous et la façon dont nous la considérons. (P.K.)

Aucun commentaire: