jeudi 18 décembre 2008

Nokcheon par Damien Valfrey


Sombres destinées sous le 38e parallèle

Un nouveau clivage social prenait vie sous son regard.
Julien Gracq


Nokcheon (1992) est le seul ouvrage traduit en français (Seuil, 2005) de l’écrivain sud-coréen Lee Chang-dong (1), aujourd’hui plus connu pour ses réalisations cinématographiques (2) que pour ses talents littéraires. La première nouvelle, « Nokcheon » (3), évoque les brèves retrouvailles de deux frères après dix ans de séparation. Dans le quartier de Nokcheon, leurs destins divergents s’entrechoquent durant quelques jours. « Un éclat dans le ciel » raconte les déboires d’une jeune femme de vingt-trois ans qui, un mois après avoir quitté Séoul pour « un village minier au fin fond du Kangwon », est subitement embarquée par la police pour subir un interrogatoire. Plus que des convergences thématiques par trop évidentes, c’est assurément l’unité de ton de ces récits qui emporte la sensibilité du lecteur. L’auteur, en effet, esquisse des personnages immergés dans des lieux sombres et hostiles, « comme si ce décor avait été crayonné au fusain ». S’il est vrai que cette comparaison s’applique précisément au village minier, il ressort de l’ensemble du livre un effet d’atmosphère inquiétante qui empreint les personnages d’une obscurité diffuse. Loin d’être prolixe, l’écriture, du moins ce que la traduction nous en restitue, se déploie toute en sobriété, en croquis – les personnages acquièrent ainsi un caractère quelque peu fantomatique –, sans jamais chercher à épuiser le sens par le discours, ce qui lui confère une indéniable profondeur poétique. Tous les écueils de la littérature politique et sociale sont ainsi évités. Pour qui ignore presque tout de son histoire contemporaine d’avant 1987, on comprend que la Corée du Sud a été sous le joug d’un « régime fasciste », qui bafouait le « droit des peuples ». L’oppression, la déliquescence sociale et familiale sont dès lors au cœur de ces récits.

Dans « Nokcheon », le frère de Hong Joonsik, Kang Minwoo, dissident, renvoyé dans sa jeunesse de « l’Université la plus réputée de Corée », semble à la dérive lorsqu’il réapparaît auprès de Joonsik, prétextant « une période difficile après quelques échecs dans les affaires ». Figure même du déclassé, Minwoo révèle, une semaine après l’emménagement dans un « vrai chez-nous », la précarité de l’existence de son frère (« une illusion édifiée sur des déchets »), qui est pourtant la conformité même et consiste à « accepter la réalité ». Ce sont donc des valeurs tout à fait contrastées qu’incarnent les deux personnages.

La seconde nouvelle est plus manifestement politique à travers le personnage de Chung Shinhye, ancienne étudiante militante, exclue elle aussi de l’Université, qui après l’expérience de la vie ouvrière, se retrouve serveuse dans un bar. Son passé ainsi que sa prétendue relation avec un mineur émeutier en 1980 la conduisent à être l’objet de suspicion de la part de la police. Lors de l’interrogatoire, elle aperçoit la photographie du tyran et les slogans ineptes du régime, « plaisanterie absurde ». En outre, la teneur et l’objet de ce terrible interrogatoire confinent à l’abject ; par là même, l’horreur et la perversion de cette dictature sont dénoncées.

Loin de relever au sens strict de la littérature engagée, Nokcheon est surtout centré sur des êtres humains en proie aux miasmes d’une société viciée. Les odeurs, « véritable pestilence », au début et à la fin de « Nokcheon », prennent une valeur allégorique, connotant une société nauséabonde et étouffante. En définitive, tous les rapports humains sont irrémédiablement corrompus par la pesanteur de l’Histoire, « avec sa grande Hache » écrivait Georges Perec qui, en son temps, s’est attaché à écrire sur le totalitarisme. L’existence de ces individus est sous la tenaille d’un régime autocratique, qui nie toute espèce de singularité.

Le récit de la première nouvelle se fonde sur une circularité : elle s’ouvre sur l’arrivée des deux frères à la gare et se clôt dans ce même lieu (4), lorsque Minwoo est « raccompagné ». Entre ces deux moments, nous sommes témoins de cette étrange relation et de son incidence sur le couple. Après six années de vie commune, ce « mariage scellé un peu au gré des circonstances » révèle toute son inconsistance, si bien que l’épouse passe à un aveu d’une crudité sans détours : « Nous avons fait semblant de vivre en conservant les apparences ! Je viens seulement de comprendre que j’avais renié une trop grande part de moi-même… » Comme dans « Un éclat dans le ciel », la condition de la femme traverse l’œuvre en filigrane et ainsi, soulève la question des rapports entre les sexes : femme frustrée, femmes objets dans les bars, femme dégradée au cours de l’interrogatoire, femme mère omniprésente par le souvenir. À cet égard, l’acquisition de « l’aquarium en verre pour des poissons rouges » et ce qu’il en adviendra constituent une authentique métaphore du désir de l’épouse. Enfin, la visite d’un inspecteur de police aura de lamentables conséquences, dont le lecteur curieux découvrira toute l’infamie.

Dans la seconde nouvelle, le passé de Chung Shinhye refait surface à un double niveau. D’une part, pendant l’interrogatoire visant à l’investigation de son supposé passé d’opposante au régime (5) et d’autre part, à travers l’actualisation de certains épisodes de sa vie. Le récit alterné est brillamment mené, sans cheville entre les deux temporalités : la fluidité est telle que le lecteur est parfois pris au dépourvu. Ce régime narratif instaure une continuité absolue, comme si tout le passé de Shinhye était fatalement lié à cet interrogatoire. À ce titre, le premier épisode de l’histoire, véritable Urszene narrative, relate l’entretien de recrutement dans une école privée en présence de sa mère. D’emblée, les instituteurs demandent à l’enfant de sept ans, fille naturelle, le nom de son père. La suite de l’examen achoppe à la question : « Le sel est-il amer ou sucré ? » L’enfant, terrifiée par cette alternative qu’elle sait fausse, reste muette : l’entretien tourne court, véritable avanie pour la jeune fille. La question de l’identité est ici cruciale : « On me soumet encore aujourd’hui à des questions auxquelles je ne trouve pas de réponse. / Vous me demandez maintenant qui je suis. Mais je ne peux rien vous répondre. Je ne sais qu’une chose : vous m’obligez à être autre chose que moi-même. » Qu’il s’agisse du système éducatif ou de la police politique, le mépris de l’identité jusqu’à l’humiliation est constant. Aussi, lors de l’arrivée au village, un crachat sur son visage est perçu par Shinhye « comme le sceau qui l’intronisait membre à part entière de ce village » ; tout est dès lors symptomatique d’une société en désagrégation, dans laquelle les rapports humains semblent presque totalement dénaturés.

Il subsiste de cette lecture une tonalité pathétique, voire tragique, représentative des années noires de la Corée du Sud, qui culmine dans ces ultimes lignes de « Nokcheon », quand Joonsik, errant, atterré, esseulé, se résout à « vivre constamment dans l’humiliation, sans dignité, sans pureté […] après avoir foulé des pieds tous les détritus, la haine et les rêves abandonnés ».

Damien Valfrey

----Notes----

1. On signalera la nouvelle « Les papiers sacrificiels », recueillie dans Anthologie de nouvelles coréennes contemporaines, Picquier, tome 2, 1995.
2. Notamment Milyang (Secret Sunshine), pour lequel le prix d’interprétation féminine a été décerné au Festival de Cannes 2007.
3. Dès lors, on différenciera l’italique pour le titre du recueil et les guillemets pour la première nouvelle.
4. La seconde nouvelle se termine dans la gare du village que Shinhye a décidé de quitter. Les personnages sont donc inéluctablement en partance, sans attaches, comme exilés dans leur propre pays.
5. « […] elle ne connaissait pas la différence exacte entre le communisme et le socialisme » (p. 125).

2 commentaires:

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.