vendredi 11 janvier 2008

Totem et tambours

Le loup est l’un de ces animaux dont l’appétit pour la chair est le plus véhement ; et quoiqu’avec ce goût il ait reçû de la Nature les moyens de le satisfaire, qu’elle lui ait donné des armes, de la ruse, de l’agilité, de la force, tout ce qui est nécessaire en un mot pour trouver, attaquer, vaincre, saisir et dévorer sa proie, cependant il meurt souvent de faim, parce que l’homme lui ayant déclaré la guerre, l’ayant même proférit en mettant sa tête à prix, le force à fuir, à demeurer dans les bois, où il ne trouve que quelques animaux sauvages qui lui échappent par la vîtesse de leur course, et qu’il ne peut surprendre que par hasard ou par patience, en les attendant long-temps, et souvent en vain, dans les endroits où ils doivent passer. Il est naturellement grossier et poltron, mais il devient ingénieux par besoin, et hardi par nécessité ; pressé par la famine, il brave le danger, vient attaquer les animaux qui sont sous la garde de l’homme, ceux sur-tout qu’il peut emporter aisément, comme les agneaux, les petits chiens, les chevreaux ; et lorsque cette maraude lui réussit, il revient souvent à la charge, jusqu’à ce qu’ayant été blessé ou chassé et maltraité par les hommes et les chiens, il se recèle pendant le jour dans son fort, n’en sort que la nuit, parcourt la campagne, rode autour des habitations, ravit les animaux abandonnés, vient attaquer les bergeries, gratte et creuse la terre sous les portes, entre furieux, met tout à mort avant de choisir et d’emporter sa proie. Lorsque ces courses ne lui produisent rien, il retourne au fond des bois, se met en quête, cherche, suit à la piste, chasse, poursuit les animaux sauvages, dans l’espérance qu’un autre loup pourra les arrêter, les saisir dans leur fuite, et qu’ils en partageront la dépouille. Enfin, lorsque le besoin est extrême, il s’expose à tout, attaque les femmes et les enfans, se jette même quelquefois sur les hommes, devient furieux par ces excès, qui finissent ordinairement par la rage et la mort. Le loup, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, ressemble si fort au chien, qu’il paroit être modelé sur la même forme ; cependant il n’offre tout au plus que le revers de l’empreinte, et ne présente les mêmes caractères que sous une face entièrement opposée : si la forme est semblable, ce qui en résulte est bien contraire ; le naturel est si différent, que non seulement ils sont incompatibles, mais antipathiques par nature, ennemis par instinct.
On pourra lire la suite de cette magistrale leçon sur le loup dans l'Histoire naturelle, générale et particulière sur un site remarquablement établi dédié à son auteur et accessible à partir d'ici ou dans une édition de 1758 sur Gallica [le début se trouve page 44 qui correspond à la page 39 de l'édition numérique précédente] et sans doute aussi - mais je n'ai pas encore pu vérifier - dans le beau volume de la « Bibliothèque de La Pléiade » sorti l'année dernière pour fêter comme il se doit le tricentenaire de la naissance de Georges-Louis Leclerc, Comte de Buffon (1707-1788), l'architecte de cette monumentale œuvre publiée en 36 volumes entre 1749 et 1788 [voir Œuvres. Textes choisis, présentés et annotés par Stéphane Schmitt, Gallimard, 2007]. Je ne sais si Buffon a raison en tout concernant cet animal, mais il écrit si plaisamment qu'on ne s'étonnera pas de lire que Balzac le plaçait à la hauteur de Newton, Descartes, Spinoza, Raphaël, Titien, Shakespeare (voir à ce propos la Préface de Michel Delon).

Mais venons-en à nos moutons, c'est-à-dire à la sortie imminente, chez Bourin Editeur, de la traduction française de l'ouvrage de Jiang Rong 姜戎 dont il a été question a plusieurs reprises sur ce blog, Lang tuteng 狼圖騰 (voir ici). Celle-ci est annoncée avec un ressort médiatique dont jamais traduction du chinois n'a, me semble-t-il, bénéficié jusqu'à présent, savoir rien de moins qu'un site internet entièrement dédié à sa promotion : http://www.letotemduloup.fr/ et un slogan qui fera, selon l'humeur, s'esclaffer ou bien grincer les dents : « Premier best-seller chinois depuis la mort de Mao » !

Le totem du loup, c'est donc le titre retenu, ne devrait être dans les librairies qu'à la fin du mois de janvier - le 31 pour être précis. Ses 561 pages ont été traduites du chinois par Yan Hansheng et Lisa Carducci, et l'édition française a été « établie » (sic !) par Boris Martin. Outre des informations relatives à sa diffusion, le site propose en plus d'un portrait de Jiang Rong, une interview exclusive de l'auteur réalisée par J.-J. A. qui doit être Jean-Jacques Augier dont Alain Beuve-Méry nous apprend dans Le Monde des Livres (10/10/08, en ligne ici) qu'il est l'« ancien PDG des éditions Balland devenu investisseur en Chine ». Cet article bien documenté et judicieusement intitulé « L'offensive mondiale du Totem du loup » signale dans la foulée que « c'est François Bourin qui a acheté les droits du Totem du loup, pour 50 000 euros ». Mais revenons au site qui propose un extrait du livre, qui - c'est mon humble avis - pourrait bien ne pas produire l'effet d'attraction désiré ; une autre page rappelle le récent succès au Man Asian Literary Prize 2007 ; l’espace pour présenter les renvois aux articles de presse que cette publication devrait susciter est également prêt ; on peut même écouter le hurlement du loup !

Que demander de plus, sinon de disposer rapidement du livre dont on - avis aux amateurs - proposera le moment venu un compte-rendu détaillé sur ce blog. Ceci nous laisse le temps de déguster un délicieux roman dont la sortie - vers le 20 janvier - est signalée dans le même numéro du Monde des livres, savoir Le mystérieux Docteur Fu Manchu de Sax Rohmer (1883-1959), dans la nouvelle traduction de l'anglais d'Anne-Sylvie Homassel (Zulma, 320 p.). Car comme l’écrit Gérard Meudal, « les aventures de Fu Manchu sont bien datées [The Mystery of Dr. Fu Manchu, premier volet d'une longue série, vit le jour en 1913] ; c’est ce qui en fait le charme ». (P.K.)

mardi 8 janvier 2008

En courant, en écrivant, vite, un hommage à l’exigence littéraire

Julien Gracq s’est éteint fin décembre à l’âge de 97 ans.

Il n’est pas coutume d’aborder dans le présent blog la littérature française, mais sa disparition résonne en écho à notre travail en cours. Une analogie, certes mesurée, nous a fait songer à l’écrivain coréen JO Jong-Nae 조 정래 [趙廷來], pour lequel nous traduisons actuellement une présentation critique pour le public français.

Julien Gracq est sans doute le dernier grand écrivain français, peut-être même le dernier mythe littéraire, issu d’une lignée d’écrivains, de laquelle, chacun d’entre nous pourra ériger son propre Panthéon. Il incarne l’écrivain centré et concentré autour de la seule littérature, qu’il disait avoir à l’estomac. Au-delà du bruit et de la fureur des médias, Gracq incarnait l’écrivain pour qui, seule l’oeuvre et l’exigence du public comptent. Il était aussi l’homme du refus, refus du prix Goncourt, refus de la publication en poche, refus des honneurs de la presse et de la télévision, refus d’une littérature du laisser-aller. Son oeuvre est courte, une vingtaine de livres en 70 ans de littérature. Gracq avouait écrire lentement, la phrase longuement mûrie au cours des promenades le long de la Loire. Ses textes lui ressemblaient, ne s’offrant que difficilement à la première lecture, le mot enchâssé dans la phrase, comme pris dans un étau, mais ne souffrant jamais de ce manque de respiration que l’on retrouve parfois chez quelques uns de ses thuriféraires.

JO Jong-Nae écrit vite et revisite une histoire falsifiée de la Corée au travers de 3 grandes oeuvres majeures, La Chaîne des monts Taebaek (태백 산백), Arirang (아리랑) et Le fleuve Han (한강) reliées entre elles, chacune couvrant une partie de l’histoire de la Corée d’abord une, puis divisée. JO Jong-Nae s’est retiré du monde, durant près de 20 ans, pour entreprendre des recherches historiques et écrire ce qu’il considère comme l’oeuvre de vérité. Cas unique de la littérature coréenne et de la littérature mondiale, il a consacré sa vie entière à une oeuvre monumentale, 32 volumes publiés en 20 ans et près de 10 millions d’exemplaires vendus. Un livre de 350 pages tous les 9 mois environ, qui pourrait laisser songer à une performance sportive mais montre avant toute chose unepratique de l’écriture quasi continue. Dans un pays saccagé par l’occupation japonaise durant 35 ans, suivie par 3 ans d’une guerre intestine et d’une dictature qui a duré près de 35 ans pour s’éteindre à l’orée des années 90, JO Jong-Nae incarne le refus. Refus de voir l’histoire officielle écrite par ceux qui ont mis le pays à genoux, refus d’échapper au devoir de vérité, refus de laisser les victimes dans l’oubli, refus de laisser les fruits de l’essor économique échapper aux plus démunis, refus de laisser les intellectuels en proie au silence quand tout le pays résonne d’un infini besoin de comprendre. JO Jong-Nae s’attelle à la tâche et produit une oeuvre en 3 parties, 12 000 pages, 1250 personnages et 100 ans de l’histoire troublée de la Corée.

Julien Gracq et JO Jong-Nae, chacun dans un registre différent ont tenu à distance la vie publique et sociale, considérant l’oeuvre à faire comme pouvant suffire à une vie. Ici s’arrête sans doute le parallèle entre l’oeuvre de JO et celle de Gracq. Mais dans la rencontre du triste évènement et des délicieuses affres de la traduction, des fils invisibles nous ont apparus se tisser autour de l’exigence littéraire.

KIM Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo

La photo ci-dessus provient de la page d'accueil du site internet de JO Jong-Nae, voir ici. [Les oeuvres de JO Jong-Nae, traduites par Byeon Jeong-Won et Georges Ziegelmeyer, sont publiées en France aux éditions L’Harmattan]