samedi 14 juin 2008

Pékin vs Beijing

« Pékin » ou « Beijing » ? (Cliché P.K., 2006)

On peut sans prendre trop de risque de se tromper prédire que des quelque 70 titres sur la Chine, parus ou à paraître entre le 1 avril et le 30 juin, un petit nombre seulement survivra à l’événement qui a suscité leur réalisation, savoir les J.O. de Pékin. Je me garderais d'affiner le pronostique, mais j'ai des idées assez précises sur les chances de survie d'un bon nombre d'entre eux : que de papier et d'énergie perdus ! Fort heureusement, les autres - une petite douzaine ? -, telles les deux contributions de Danielle Elisséeff [Cixi impératrice de Chine (Paris : Librairie Académique Perrin, 2008, 261 p.) et La Chine du Néolithique à la fin des Cinq Dynasties (960 de notre ère) : Art et archéologie (Paris : RMN, « Manuels de l'Ecole du Louvre », 381 p.)], méritent d'augmenter le fonds des ouvrages à posséder et qu'on prendra plaisir à consulter longtemps après le 24 août 2008.

Je fais le pari que celui qui vient d'intégrer, avec le n° 528, la collection « Découvertes » des Editions Gallimard va lui aussi s'installer durablement dans les bibliographies et les bibliothèques. D'entrée de jeu, il a gagné sa place aux côtés des précédents titres consacrés à la Chine et à sa culture, comme La redécouverte de la Chine ancienne de Corinne Debaine-Francfort (série « Archéologie », n° 360, 1998), France-Chine. Quand deux mondes se rencontrent de Muriel Détrie (série « Culture et Société », n° 447, 2004), bien évidemment le Confucius. Des mots en action de Danielle Elisséeff (série « Religions », n° 440, 2003), sans oublier le volume consacré par Gilles Béguin et Dominique Morel à La Cité interdite des Fils du Ciel (série « Histoire », n° 303, 1996).

Comme ce dernier, dont il prolonge le propos, Pékin. capitale impériale, mégapole de demain figure dans la série historique, car en même temps qu'il nous initie aux secrets la ville et de son immense patrimoine culturel, il retrace l'histoire de la Chine depuis l'époque mongole. Ce presque millénaire, judicieusement découpé en quatre moments, comprend outre les trois dernières dynasties impériales, Yuan 元 (1271-1368) et Ming 明 (1368-1644) - toutes deux envisagées dans le chapitre 1 -, la dynastie mandchoue Qing 清 (1644-1911) au chapitre 2, et un vingtième siècle qui s'organise autour de l'année 1949, date de la fondation de la République Populaire de Chine. Le Pékin contemporain n’est pas oublié.

Qui mieux que Roger Darrobers aurait pu remplir cette mission, lui qui a, il n'y a pas si longtemps, arpenté avec délice « les rues et les ruelles » de la cité ? Il a livré, rappelez-vous, aux Editions Bleu de Chine (Paris) le passionné et passionnant relevé de ses déambulations ; d'abord dans un livre inclassable, se situant quelque part entre le travail rigoureux de l'historien, l'insouciante flânerie du poète, le relevé pointilleux du marcheur impénitent, et le dévouement du guide consciencieux : Pékin au détour des rues et des ruelles. Quarante trajets pour s'égarer (2000, 307 pages), puis dans un volume de photos : Pékin, scènes vues (2001, 303 pages). Ajoutons aussi à la riche garde-robe du gentleman-sinologue, la tenue du spécialiste des arts du spectacle chers à la capitale nordiste qui signa en plus d'un indispensable « Que sais-je ? » sur Le théâtre chinois (n° 2980, PUF, 1995), un non moins remarquable Opéra de Pékin. Théâtre et société à la fin de l'empire sino-mandchou (Bleu de Chine, 1998, 461 pages), et celle du traducteur dévoué à faire connaître, toujours chez le même éditeur, les écrits d'une des figures marquantes de la culture chinoise contemporaine, l'écrivain Liu Xinwu 劉心武 (1942-) ; pour être encore plus complet, notons que le professeur de l'université Paris X-Nanterre navigue avec la même assurance et une égale réussite dans les subtiles contrées de l'ancienne Chine, et qu'après un Kang Youwei 康有為 (1858-1927), (Manifeste à l’Empereur adressé par les candidats au doctorat. Paris : You-Feng, 1996, 198 p.) très réussi, on attend avec impatience un Zhu Xi 朱熹 (1130-1200)] revivifié.

A chaque époque son Pékin. Bien avant de devenir sous le nom de 北京, la capitale impériale des Ming puis des Qing, le Dadu 大都 des Mongols et de Guan Hanqing 關漢卿, la ville fut, déjà, l'éphémère capitale de dynasties barbares. C'est maintenant une agglomération gigantesque regroupant quelque quinze millions d'habitants, qui « en quelques décennies, (...) a connu plus de mutations qu'au cours des dix siècles précédents » et qui est « en passe de se transformer en une mégalopole asiatique à la dimension de Tokyo. » (p. 94-95).

Le format de la collection, qui a fait ses preuves et s’exporte jusqu’en Chine où certains titres ont été traduits, convient bien à un lieu aussi évocateur et qui a tant à montrer. On a donc en plus d’un texte élégant et synthétique capable de plaire autant au néophyte qu'à l'amateur éclairé, un intéressant dossier - « Témoignages et documents » (pp. 97-117) - qui puise avec doigté dans l’abondante littérature suscitée par ce pôle de la culture mondiale de Marco Polo à Claude Roy (1915-1997), sans oublier Saint-John Perse (1887-1975), Pierre Loti (1850-1923), Ibn Battûta (1304-1369), Matteo Ricci (1552-1610) et bien d’autres dont des contemporains, voyageurs, sinologues ou architecte ; ce choix ne manquera pas d’inviter le curieux à poursuivre sa découverte par d’autres lectures – il pourra même s’inspirer de la bibliographie (pp. 119-120) qui vient après une utile chronologie qui courent du VIIe-IIIe siècle avant notre ère jusqu’au 24 août 2008. Mais, pour être juste, on ne peut manquer de saluer l'excellent travail réalisé par l'équipe éditoriale et surtout Any-Claude Médioni qui est créditée de l'iconographie de ce volume comme de quatre des volumes de la collection signalés plus haut. L’ensemble est à la hauteur des espérances ; voire même, largement au-dessus !

Au sud de Qianmen 前門, le 11 septembre 2006.
(Cliché P.K.)

Mais avant de refermer ce billet, lançons une nouvelle croisade en faveur de « Pékin » contre « Beijing », combat sans doute perdu d'avance auquel nous invite l'attachement de l'auteur à la traditionnelle transcription du nom de la capitale chinoise, 北京, devenue depuis la généralisation du système de transcription pinyin, le disgracieux « Beijing » --- les éditions Gallimard restent fidèle à « Pékin » comme le prouve le très pratique guide de sa collection « Cartoville » publié sous ce titre (Hélène Le Tac, Xie Zhicai, Gallimard, 2006).

Le même sympathie pour l'ancien par rapport au nouveau, savoir « Peking », le « Pékin » anglais, contre « Beijing », a longuement été défendu par Bosat Man dans un article érudit paru voici 18 ans dans le numéro 19 de Sino-Platonic Papers (June 1990), la revue savante éditée par le grand sinologue Victor H. Mair (1943-) (University of Pennsylvania, Philadelphia) par ailleurs éditeur de la monumentale Columbia History of Chinese Literature (Columbia University Press, 2002). Cet essai - « Backhill / Peking / Beijing » - est consultable gratuitement sur internet, ce qui me permet d'en reproduire ici deux des derniers paragraphes :
« It may be of some consolation to us poor benighted souls who insist on Peking over Beijing that we are not alone in the world. Aside from most of the Chinese living south of the Yangtze and many living to the north of that mighty river as well, the Chinese in Hong Kong, Singapore, the Philippines, Indonesia, Malaysia, Vietnam, and Chinatowns everywhere overwhelmingly vote for Peking instead of Beijing. Other East Asian peoples also clearly opt for the traditional pronunciation. The Vietnamese, for example, say Bâc-kinh and the Koreans Puk-kyông. The Japanese say Pekin when they attempt what they consider to be a modem pronunciation of the name of the Chinese capital. But if they were to read the two tetragraphs in the manner their forefathers learned to pronounce them, they would say either hok[u]kei for supposedly Han dynasty (roughly second century B.I.E. to second century I.E.) sounds (but actually acquired from north Chinese sources during the seventh century, i.e. Tang period) or hok[u]kyô for ostensibly Wu dynasty (222-279 I.E.) sounds (but actually acquired from the Southern Dynasties [Song, Qi, Liang, and Chen] during the fifth and sixth cenhuies). If pressed to read them in a truly Japanese, non-Sinitic fashion, they would pronounce the two tetragraphs as kita miyako.

We should not feel guilty for saying Peking instead of Beijing. It is not because we are uncouth foreign devils that we pronounce the name of the Chinese capital the way we do, but because we have inherited a long tradition shared by virtually the rest of the world. Asking around among my friends from other-countries, I find the following usages: Piking (Hindi), Peking (Hebrew), Pekin (Persian), Bikin (Arabic), Pekin (Polish), Peking (Czech), Pekino (Italian), Peking (Swedish), Pekin (Spanish), Pekinon (Greek), Pékin (French), Pekin (Russian), and Peking (German). It is obvious that it is not simply because we are perverse that we insist on maintaining the traditional pronunciation which the northern Chinese have themselves given up during the last few centuries. (...) Peking is integral to our culture. A duck by any other name is just not as crispy and unctuous. A dog by any other name is indubitably not as cute and cuddly. »
Que dire, alors, de l'opéra jingju 京劇 ? Celui de Beijing ne nous cassera-t-il pas aussi sûrement les oreilles que celui de Pékin nous ravit. Et vous, êtes-vous « pro-Pékin » ou « pro-Beijing » ? (P.K.)

vendredi 13 juin 2008

Colloque Gao Xingjian à Hong Kong

A propos du colloque international
« Gao Xingjian :
A Writer For His Culture, A Writer Against His Culture »,
高行健:中國文化交叉路

Hong Kong 28-30 mai 2008

On se souvient que notre équipe « Littérature chinoise et traduction » avait organisé en janvier 2005 un important colloque international autour de l’écriture romanesque et théâtrale de Gao Xingjian, qui avait réuni seize spécialistes venus de neuf pays différents. Les bases d’une recherche internationale sur l’œuvre du prix Nobel de littérature 2000 étaient solidement établies et les actes de ce colloque en font foi (voir L’Ecriture romanesque et théâtrale de Gao Xingjian, Seuil, 2006).

Suite à une collaboration régulière avec le professeur Gilbert Fong de la Chinese University of Hong Kong (CUHK), spécialiste et traducteur du théâtre de Gao Xingjian, l’Espace de recherche et documentation Gao Xingjian du Service commun de documentation de l’université de Provence a ouvert en avril 2008, tandis que se préparait depuis plusieurs mois à Hong Kong la tenue d’un nouveau grand colloque international, dans le cadre du Gao Xingjian Arts Festival et de la manifestation Le French May. Ce colloque a été organisé par la CUHK, le Centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC) et notre équipe. Il a réuni vingt-quatre spécialistes venus de dix pays différents, dont – et c’est là la grande nouveauté de cette manifestation – trois spécialistes de Chine continentale : M. Tian Benxiang 田本相 de l’Institut chinois de recherche sur l’art 中国艺术研究院, Mme Liu Chunying 刘春英 de l’université Jinan à Canton 暨南大学 et M. Hu Zhiyi 胡志毅, de l’université du Zhejiang 浙江大学.

Les thèmes retenus étaient : l’esthétique du roman et du théâtre de Gao Xingjian, la modernité occidentale et l’esthétique chinoise, Gao Xingjian et Zhuangzi, Gao Xingjian et le bouddhisme. Curieusement, aucune communication n’était directement axée sur l’esthétique picturale et cinématographique de l’auteur qui est, comme on le sait, non seulement romancier et dramaturge, mais aussi peintre et cinéaste. Ce seront sans doute des thèmes privilégiés du prochain colloque autour de son travail de création.

J’ai eu l’honneur de présenter la première communication lors de la session intitulée « Gao Xingjian and Chinese Aesthetics », 高行健与中国美学, présidée par l’écrivaine taiwanaise Long Yingtai 龙应台. Celle-ci a déclaré d’emblée qu’elle refusait qu’on lui parle de « grandeur de la nation chinoise » tant que celle-ci n’aurait pas reconnu « la richesse et l’importance de l’œuvre de Gao Xingjian »… Pour ma part, j’avais choisi d’intervenir sur le concept-clé de notre auteur, « ne pas avoir de –isme » 没有主义, en me demandant s’il s’agissait d’un nouvel -isme, le « -isme du non-isme », ou plutôt d’un art de vivre et d’une nouvelle éthique.

Les grands thèmes de discussion ont porté sur l’influence des différentes formes de la pensée chinoise sur l’œuvre de Gao Xingjian, le taoïsme de Zhuangzi ou le bouddhisme Zen, et l’influence de l’Occident à travers le théâtre de l’absurde, Bertolt Brecht ou Georges Perec. La question du jeu de l’acteur (les trois degrés dans le jeu de l’acteur, le moi, individu vivant, l’acteur et le rôle) a été examinée par plusieurs intervenants ainsi que le recours aux pronoms personnels dans la narration romanesque, qui fait l’originalité des deux grands romans La Montagne de l’âme et Le Livre d’un homme seul.

Notons que la parution à Hong Kong en mai 2008 du recueil d’essais de Gao Xingjian (éditions du mensuel Mingbao 明报月刊出版社) intitulé De la création 论创作 intervenait fort à propos. On y trouve la réédition de textes plus anciens dont certains ont déjà été traduits en français, mais surtout les quatre conférences encore inédites que Gao Xingjian a écrites pour l’université de Taiwan en 2007. Il y parle de la place de l’écrivain, de l’art du roman, du potentiel du théâtre et de l’esthétique du peintre. Ces textes, en cours de traduction en français (parution aux éditions du Seuil en 2009), apportent un éclairage capital sur l’art de Gao Xingjian et ses conceptions esthétiques. Liu Zaifu 刘再复, dans la préface de cet ouvrage et dans la communication qu’il a faite au cours du colloque, souligne l’importance de la réflexion de Gao Xingjian depuis qu’il a reçu le prix Nobel en considérant qu’il est non seulement peintre et écrivain, mais aussi un penseur de premier plan qui aidera ses contemporains à « dire adieu au XXe siècle ».

Lors de la séance de conclusion, à l’issue de trois journées de communications et discussions, il a été souligné que certains thèmes très importants de l’œuvre de Gao Xingjian n’avaient pas été suffisamment abordés, notamment la place de la sexualité dans son œuvre et, comme on l’a dit plus haut, ses conceptions esthétiques picturales et cinématographiques.

Chaleureux et souriant, Gao Xingjian a assisté à plusieurs sessions du colloque, entre les nombreux entretiens qu’il a donnés aux journalistes, dont certains venus de Chine continentale. Son témoignage personnel lors des séances d’ouverture et de clôture du colloque a provoqué une grande émotion chez l’ensemble des participants qui ont apprécié sa disponibilité pour répondre à leurs questions.

Il faut remercier chaleureusement Jean-François Huchet, le directeur du CEFC à Hong Kong, et Sebastian Veg, chercheur au CEFC (auteur d’une contribution où il a posé les bases d’une comparaison entre Gao Xingjian et Oe Kenzaburo), Gilbert Fong de CUHK, ainsi que Hardy S. C. Tsoi le directeur du Sir Run Run Shaw Hall de CUHK, les coorganisateurs de ce colloque dont les participants ont pu aussi assister à la première mondiale de la pièce de Gao Xingjian Chronique du Classique des mers et des monts 山海经传 jouée… en cantonais. Les participants au colloque d’Aix-en-Provence en janvier 2005 avaient, eux, pu assister à une représentation de La Neige en août à l’Opéra de Marseille.

L’Espace de recherche et documentation Gao Xingjian était représenté par l’un de ses responsables, Jean-Luc Bidaux, qui a pu amasser, avec l’aide de son homologue hongkongais C. K. Lam, une importante documentation autour de l’événement : programmes de théâtre, catalogue de l’exposition sur les œuvres de Gao Xingjian à la bibliothèque de CUHK, articles de journaux, etc.

Les études sur l’œuvre de Gao Xingjian ont connu un essor particulier grâce à ces journées. Nul doute que d’ici quelques mois ou quelques années, sera organisée une nouvelle rencontre quelque part dans le monde pour poursuivre cette étude.

Noël Dutrait