jeudi 29 janvier 2009

Le retour de Shen Fu

Après Les Lettres familiales de Zheng Banqiao, j’avais en tête de rédiger un nouveau billet de ma nouvelle série « Indisponible » et de me plaindre de la disparition des rayonnages des librairies d'un autre de ces témoignages de la délicatesse des lettrés chinois de la dynastie Qing (1644-1911), savoir la traduction historique du Fusheng liuji 浮生六記 de Shen Fu 沈復 (1763-1825 ?) par Pierre Ryckmans. Or l’ouvrage, Six récits au fil inconstant des jours, dont l’absence se faisait cruellement sentir vient justement d’être réédité, et je suis donc heureux de vous annoncer le retour de Shen Fu.

Ce retour est assuré par les éditions Jean-Claude Lattès. Il apporte quelques modifications notables par rapport aux tirages anciens. Outre un nouveau format qui le situe dans une communauté esthétique avec le précédent ouvrage de Simon Leys paru chez cet éditeur - Le bonheur des petits poissons dont j'avais parlé - , c'est le nom de Pierre Ryckmans qui a été effacé au profit de son célèbre pseudonyme. On a, de plus, droit à une posface inédite rédigée à Canberra en septembre 2008. En voici un rapide résumé qui intègre les détails que son auteur n'a pas pris pas la peine de rappeler, préférant s'en tenir à l'évocation, quelque quarante ans après sa première publication, des raisons de son attachement pour cet ouvrage.


Après un rapide renvoi à un essai [« L'expérience de la traduction littéraire », L’Ange et le cachalot. Seuil, 1998, repris dans la collection « Points-essais », 2002, pp. 137-158] dans lequel il écrivait que « l’idéal du traducteur est de se transformer en l’Homme Invisible », il revient sur
  1. les circonstances dans lesquelles a vu le jour cette traduction, savoir un voyage en bateau entre Hong-Kong et Anvers avec son épouse à qui il doit d'avoir découvert cette œuvre,
  2. les déboires qu’a connu sa publication une fois le travail accompli : elle fut d’abord acceptée par Etiemble (1909-2002) pour figurer dans sa collection « Connaissance de l’Orient », mais comme la maison d'édition Gallimard avait déjà signé un contrat pour le même texte, la traduction fut finalement éditée à Bruxelles par les Editions F. Larcier en 1966. Elle portait une préface d’Yves Hervouet (1921-1999) qu’on ne retrouve déjà plus dans la réédition chez Christian Bourgois, collection « 10/18 » (n° 2715) en 1982, nouveau tirage qui fut bien accueilli par la presse mais dont le stock disparu « dans l’incendie d’un entrepôt ».

Quand la traduction de Jacques Reclus, qui vit le jour en 1967 sous le double titre de Récits d’une vie fugitive. Mémoires d’un lettré pauvre (Gallimard, « Connaissance de l’Orient ») avec une préface de Paul Demiéville (1894-1979), n’a jamais vraiment quitté les rayons des libraires, avec même un passage en « Folio » en 1977 (n° 968) et une réédition dans la collection petit format de « Connaissance de l’Orient » en 1986 (repris en 1990, 2001 et 2005), celle de Pierre Ryckmans, parue presque deux ans plus tôt, n’était plus accessible que chez les meilleurs bouquinistes et dans les bibliothèques.

Si vous disposez de pas moins de 18 €, vous pouvez donc acquérir ce bel ensemble de 265 pages qui reprend l’exergue empruntée aux conversations de Gœthe avec Eckerman (31 janvier 1827), l’avant-propos du traducteur, cette fois signé Simon Leys, ainsi que l’avertissement qui signale notamment que le titre emprunte à un texte de Li Bai 李白 (701-762) [Chun ye yan Tiaoliyuan xu《春夜宴桃李園序》: « L'univers n'est que l'auberge des créatures, et le temps, l'hôte provisoire de l'éternité : au fil inconstant des jours, notre vie n'est qu'un songe, et nos joies sont fugaces … » 夫天地者。萬物之逆旅也。光陰者。百代之過客也。而浮生若夢。為歡幾何。], la traduction, bien entendu [pp. 17-235], les 67 notes d’origine, plus la postface résumée plus haut, seule réelle nouveauté de cette édition qui permettra de faire connaître les quatre des six récits subsistants de ce remarquable témoignage de la destinée d’un Chinois du XVIIIe s. Le livre y gagne également une quatrième de couverture :
Shen Fu (1763-?) était un lettré obscur qui dut faire figure de raté aux yeux de ses contemporains. Mais ses Six Récits, dès leur publication posthume, connurent un succès extraordianire, en Chine tout d'abord, puis à l'étranger (où il fut traduit en plusieurs langues). Le propos apparemment modeste de Shen Fu – simplement raconter quelques expériences d'une vie sans grande histoire – a produit une œuvre d'une exceptionnelle originalité. Traditionnellement, l'autobiographie est un genre que la littérature chinoise n'a guère cultivé ; or celle-ci est non seulement vivante et candide, mais surtout elle s'attache à décrire un sujet que, tout récemment encore, la langue chinoise n'avait même pas de mot pour désigner : la vie privée – en l'occurrence, celle d'un couple amoureux (car les Six Récits sont tout éclairés par la lumineuse présence de Yun, la femme du narrateur) qui cherchait désespérément à construire et protéger son intimité à l'encontre des implacables conventions du monde. Pour Simon Leys, son traducteur, Shen Fu « déteint un secret dont nous avons besoin aujourd'hui comme jamais – le don de poésie, lequel n'est pas le privilège de quelques prophètes élus, mais l'humble apanage de tous ceux qui savent découvrir, au fil inconstant des jours, le long courage de vivre, et la saveur de l'instant.»
Or donc, pour résumer, nous disposons, à nouveau, de deux versions pour le même texte. Les plus exigeants pourront dès lors se livrer en toute quiétude au jeu des comparaisons entre les traductions. Une partie des commentaires attachés à un billet de Pierre Assouline sur son blog La République des livres porte encore mention d'une comparaison de ce type concernant le passage suivant :
« Un jour d’automne que nous festoyons au Pavillon de l’Osmanthe, le goût des aliments était complètement effacé par le parfum de cette fleur. Seul le gingembre mariné conservait l’acuité de sa saveur. « Le gingembre et la cannelle gagnent en force avec l’âge », et il n’est pas exagéré de comparer ces épices à de vieux ministres d’Etat endurcis sous le harnais. » [Jacques Reclus, trad., Gallimard, « Connaissance de l’Orient », p. 125]
« J’assistai un jour à un banquet donné dans la Tour des Lauriers en Fleurs ; le fumet des plats y était complètement oblitéré par le parfum des fleurs, seule la saveur du gingembre mariné ne s’en trouvait pas altérée. On pourrait d’ailleurs comparer cette propriété du gingembre et du genévrier à renforcer leur goût en vieillissant, à la vertu de certains ministres, dont la fidélité augmente encore avec l’âge. »[Simon Leys, trad., J.-C. Lattès, p. 172]
Détail d'une peinture de Chen Hongshou 陳洪綬 (1598-1652)

L'avis émis par Paul Demiéville en date du 8 juillet 1967 ne manque pas d'intérêt :
En français, nous sommes servis à souhait. Deux sinologues également compétents travaillaient depuis plusieurs années, l'un en Extrême-Orient, l'autre en Europe, à établi des traductions aussi soignées que possible, sans se connaître ni savoir qu''ils poursuivaient la même taâche. Ils ont abouti presque en même temps. L'excellente version de Pierre Ryckmans vient de paraître en Belgique (… novembre 1966). Celle que j'ai le plaisir de présenter ici est due à Jacques reclus, un descendant des grands frères Reclus qui se sont illustrés au début de ce siècle par tant de travaux divers (le géographe, Elisée, a publié avec son frère Onésime, en 1902, un gros volume sur L'Empire du Milieu). M. Reclus a passé la plus grande partie de sa vie en Chine ; il y a épousé une lettrée distinguée qui enseigne aujourd'hui le chinois à notre Ecole des langues orientales. Sa traduction est d'une fidélité scrupuleuse ; j'ai pu m'en assurer en la comparant de près avec le texte chinois, que j'ai trouvé j'ai trouvé ainsi une heureuse occasion de relire. Aucune difficulté n'est esquivée, et il n'en manque pas ; la recherche a été poussée à fond lorsqu'il fallait. De plus, le style reproduit avec un rare bonheur celui de l'original, qui est délicieux. Pour un ouvrage dont les charmes discrets ne se révèlent pas tous à première lecture, ce n'est pas trop que deux interprétations, naturellement un peu différentes. Le lecteur attentif trouvera profit à les lire l'une après l'autre, comme deux variations sur un thème riche en harmoniques. [« Préface », Gallimard, p. 19]
Les sinisants n'auront, quant à eux, aucune difficulté à se procurer une édition plus ou moins commentée, voire traduite en chinois moderne, proposant le texte seul ou avec d'autres textes appartenant au même sous-genre du xiaopin wen 小品文 dont le Fusheng liuji de Shen Fu serait le chef-d'œuvre. C'est ainsi qu'y faisait référence André Lévy dans son compte-rendu de la traduction du Yingmei’an yiyu 影梅庵憶語 de Mao Xiang 冒襄 (1611-1693) par Martine Valette-Hémery [Etudes Chinoises, vol. XI, n° 1 (Printemps 1992), p. 183-89] ; ces Souvenirs de l’ermitage des pruniers-ombreux (Picquier, (1992) 1997) étant vus comme « l’œuvre fondatrice d’un genre nouveau » de cette catégorie d'essai futile. Et s'il ne parvient pas à dénicher une édition de référence, il peut toujours se rabattre sur une édition en ligne comme celle, très correcte, fournie par le site Open Literature 開放文學.

Dès lors, quiconque pourra se livrer comme le fit à l'époque Werner Banck pour Oriens [Vol. 23 (1974), pp. 628-629] au jeu quelque peu stérile de la recherche des « possibles erreurs ». On pourra aussi préférer s'abandonner à une plongée sans réserve dans un univers accueillant et surprenant ou encore s'attacher comme Flora Blanchon le fit lors d'une conférence [« Shen Fu, un lettré bohème de la fin du 18e siècle »] reproduite en ligne sur le site du CRLV (Centre de recherche sur la littérature de voyage) à un des nombreux aspects de ce texte qui ne laissera personne indifférent.

Dans sa notice sur Shen Fu pour le Dictionnaire de littérature chinoise [André Lévy (ed.), PUF, « Quadrige », (1994) 2000, p. 266] dans laquelle il traduit le titre par Six Récits d'une vie éphémère, Jacques Dars a su trouver les mots pour résumer l'effet que l'on peut attendre de la lecture de cette œuvre :
« C'est, bien sûr, le portrait, extrêmement fouillé, du narrateur et de sa chère épouse qui nous fascinent, et nous en retenons d'emblée l'exquis art de vivre et de goûter ce « temps, hôte provisoire de l'éternité ». Cette qualité d'humanité donne au livre une résonance universelle ; l'émerveillement de Shen Fu nous émerveille, et par dessus les siècles, sa voix admirablement posée, et qui comme nulle autre nous émeut de ses confidences, restent aussi proche et fraternelle. »
Vous avez compris que si Six récits au fil inconstant des jours de Shen Fu n'est plus indisponible, il est indispensable. On pourrait du reste entendre bientôt parler à nouveau de Shen Fu et de ses écrits, car le cinquième des Six Récits aurait été retrouvé ! (P.K.)

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