vendredi 20 mars 2009

Thuận ou le roman comme recherche (2)

Thuận ou le roman comme recherche (2)*

II. Chinatown°


Une Vietnamienne de Belleville raconte ses anciennes passions humiliées pour un Chinois de Hanoi dont elle est tombée amoureuse en 1979, moment où son pays se trouvait en plein conflit avec Pékin [1]. Elle vit aujourd’hui à Paris avec le fils qu’elle a eu du Chinois, qui lui sert de lien entre le passé et l'avenir [2].

Chinatown oscille perpétuellement entre dévoilement et pudeur. La narratrice se montre et se cache en même temps. Elle raconte avec retenue des sentiments intimes, n’est pas sérieuse là où il faudrait l’être, ne cherche pas non plus à tirer des larmes au lecteur. Finalement, on rit beaucoup en lisant son histoire bien triste.

Si l’itinéraire — Hanoï-Moscou-Paris — de l’héroïne rappelle celui de Thuân, et son idylle celle du personnage de L’Amant, Chinatown, roman sans chapitres ni paragraphes, n’est ni autobiographique ni durassien. L’expérience vécue et Duras ne sont que clins d’œil et trompe-l’œil d’une écriture en quête de la modernité.

Au sein de Chinatown, nous lisons avec l’héroïne deux extraits de son premier roman, inachevé — « I’m yellow » — qui sont l’occasion pour l’auteure d’explorer les ressorts de la création littéraire, son unique passion, son salut au milieu d’une existence ratée :
« Demain j’aurai 39 ans, comme le héros de I’m yellow. Celui-ci, le formulaire de divorce signé, erre dans la gare centrale de Hanoï, rue des Roseaux. Au début, je voulais que ce fût une femme, mais j’ai hésité. J’avais peur d’être encore dérangée par Phuong, l’héroïne de Made in Vietnam. Durant des mois, elle a frappé à ma porte : ‘ Grande sœur, prends-moi de nouveau comme héroïne, s’il te plaît’. A force d’entêtement, elle a fini par se glisser dans deux de mes nouvelles, sans que j’en sois tout à fait inconsciente. Mais cette fois-ci, je devrai être plus ferme. Afin de couper tout lien avec elle, je quitterai Hanoï avec mon héros. Dans quelle direction ? Je n’en sais rien. Saigon ? Non, ça ne va pas marcher car Phuong est déjà descendue à la gare centrale de Saigon et à l’aéroport Tan Son Nhat. Hue ? Je l’ai écartée dès le début » (p. 87).
Avec Thuân, le lecteur de Chinatown parcourt la France, moins pour visiter qu’observer. « Le romancier est quelqu’un pour qui rien n’est perdu » comme le dit H. James. Tout entre dans ce roman. Les détails les plus insignifiants du quotidien, les mots et les phrases de tous les jours côtoient des réflexions sur Duras ou Freud : « Dans mon sac, il y avait la photo de Thuy. La maison à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Plus tard, en écoutant Duras décrire les bruits de Cholon, j’ai tout compris. En même temps je ne comprenais rien. Les mots de Duras, je les lis avec méfiance. Je n’ai jamais mis les pieds à Saigon. Je ne connais pas Cholon. J’ai vu le film L’Amant. J’ai lu à la fois L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Duras raconte les odeurs de Cholon. Le bois parfumé, la pastèque, les restaurants. Les mots de Duras, j’ai peur d’être piégée par eux » (p. 32-33). Ces propos sur Duras ne sont ni artificiels ni abstraits. Au contraire, ils sont profondément ancrés dans le réel.

M. Duras : « Là, j'ai 18 ans... » [doc. INA.fr]

La vie dans Chinatown est faite non pas de clichés, mais d’élan et de fraîcheur, fruits du sens d’observation aigu de son auteure :
« …à Belleville depuis dix ans, on m’interpelle de loin : « Comment ça va, madame Âu ? ». Mon concierge d’origine portugaise, convaincu que Hanoï fait partie de la banlieue de Pékin, me lance : « Vous avez du courrier de Chine, madame Âu ». A la Cité, on m’appelle sur le haut parleur : « Madame Âu, guichet 14 ». La jeune femme au tee-shirt blanc me dit : « Madame Âu, montrez-moi vos papiers ». Dans les collèges où j’enseigne, les proviseurs et leurs adjoints me serrent amicalement la main : « madame Âu, courage ! ». Mes quarante-neuf collègues et tous mes élèves m’appellent madame Âu, mais, dans mon dos, ils me surnomment la Chinoise, la Chinoise bizarre. Il suffit de dire la Chinoise, on comprend qu’il s’agit de moi » (p. 94).
C’est pourquoi il est important de souligner ici le rapport particulier de Thuân au réel. D’une part, il s’agit d’un réel qu’elle veut subjectif. Certes, Chinatown reflète la société dans laquelle vit l’écrivaine, mais Thuân n’est ni historienne ni chroniqueuse, ses témoignages ne rendent pas compte de la « réalité » du Vietnam post-communiste ou de la France contemporaine mais de son expérience intime de ces pays. Et finalement ce qui la sépare Thuân de certains romanciers de sa génération, c’est le regard personnel qu’elle porte sur ces dernières et sa capacité de le rendre par une écriture singulière. D’autre part, chez cette romancière, l’imaginaire ou la passion d’écriture l’emportent souvent sur le réel. L’intrigue n’est souvent qu’un prétexte pour qu’elle se laisse emporter par un mot, un rythme ou une vitesse.

Voici par exemple un passage dans Chinatown inspiré par le chiffre 6 :
« Selon ce nouvel emploi du temps, Vinh et moi nous lèverons à six heures du matin. Nos toilettes terminées, nous prendrons un petit-déjeuner composé de six éléments – croissants, beurre, œufs sur le plat, jambon, saucisses, jus d’orange – pour terminer par du thé à six confitures. Soixante minutes plus tard, tandis que Vinh ira à l’école, je sauterai dans un bus pour aller rue de Tolbiac suivre un cours de kung fu et de tai chi chuan. A midi, le cours terminé, je prendrai un bain avec six parfums différents avant de boire six variétés de sirop de cannes à sucre en compagnie de mes six maîtres et soixante camarades. Six minutes après, je serai dans le salon de coiffure de mademoiselle Feng Xiao où je lui apprendrai six nouveaux mots vietnamiens tandis qu’elle m’expliquerai six nouveaux termes en mandarin. Ensuite, de la tour Olympiades, j’appuierai sur un bouton dans l’ascenseur pour atteindre six minutes plus tard le supermarché Tang Frères. A cette heure-ci, comme les habitants des soixante tours de Chinatown seront en pleine fabrication de nems, de raviolis à la vapeur et de beignets, je mettrai six minutes à peine pour choisir six pigeons congelés de la compagnie d’exportation alimentaire de Hochiminh-ville puis payer à la caisse. Durant mon voyage de soixante minutes en bus entre Tang Frères et Belleville, les six pigeons seront décongelés. A peine entrée dans l’appartement, je mettrai mon four à 260 degrés. Dès son retour à six heures du soir, Vinh fera sa toilette puis se mettra à table pour partager avec moi les six pigeons laqués accompagnés de six cuillérées de riz cantonnais. Il boira soixante millilitres de coca et moi soixante millilitres de vin rouge. Le dessert composé d’une tartre à six fruits et d’un yaourt à six vitamines terminé, nous regarderons sur M6 une émission sur la guerre en Irak. Soixante minutes plus tard, lorsque Vinh aura fini de regarder des actualités chinoises sur l’Internet, je m’assiérai devant l’ordinateur. Après avoir écrit soixante phrases à six mots, j’éteindrai la lumière, enlèverai les chaussettes puis irai me coucher. Je me retournerai dans tous les sens, ferai avant minuit un rêve de soixante minutes, puis dormirai jusqu’à six heures du matin. Là je tomberai dans un autre rêve de six minutes, puis émergerai de mon sommeil complètement. Je baptiserai cet emploi du temps 6&60 » (pp. 101-102).

Pour Thuân, imaginer une histoire avec début et fin est moins important que créer un réseau de connexions fait de reflets et d’échos. « Aucun fleuve n’est assez vaste. Aucune eau n’est assez pure. Nous n’avons pas échangé un mot » (p. 67), est une strophe qui revient dans Chinatown comme le refrain d’une chanson.

Dans le passage suivant, les trois mots « ces jours-là » créent un rythme de jazz :
« Depuis douze ans, je veux voir Thuy pour comprendre. Comment il vit aujourd’hui, cela m’est égal. Mais je veux savoir où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait pendant ces jours-là. Dans les maisons à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Ces jours-là. Ces jours-là, Vinh n’avait qu’un mois. Il se mettait sur le ventre. Il marchait à quatre pattes. Il se tenait debout. Thuy n’était pas là. Ses dents poussaient. Je le sevrais. Il avait la rougeole. Thuy n’était pas là. Il a eu 39 degrés de fièvre pendant une semaine à cause des piqûres de fourmis rouges. Thuy n’était pas là. Il a été hospitalisé pour avoir avalé un noyau de ramboutan. Thuy n’était pas là. Un garçon de sa crèche l’a mordu à l’oreille. Sa puéricultrice l’a puni en l’obligeant à rester debout dans un coin : ce larbin de Pékin avait osé intimider un citoyen vietnamien. Thuy n’était pas là. Il n’est jamais là » (pp. 26-27).
La lecture de Chinatown est ainsi source de jouissance ou de plaisir du texte, pour reprendre une expression de Roland Barthes qui avoue qu’il ne connaît rien de plus déprimant que d’envisager le texte comme un objet intellectuel. Dans les textes de Thuân, les mots s’appellent les uns les autres. C’est une course où l’auteure accélère le rythme pour jongler avec ses mots. Chinatown traduit une grande liberté de ton, un jaillissement verbal puis le blanc, le silence.

Thuân semble s’interdire toute recherche qui ne serait pas exclusivement formelle. Mais un écrivain n’est-il pas d’abord défini par sa musicalité ? C’est ce que dit Proust d’ailleurs : la qualité d’une œuvre et le degré d’élévation morale de son auteur se mesurent à la justesse de son style. Dans Chinatown, le roman est conçu autant comme moyen d’information et de communication que comme « recherche » [3].

Est-ce à dire que Thuân reste captive d’une pure quête esthétique ? Non, car l’acte d’écriture est à lui seul un engagement politique. Seulement, il convient de concevoir autrement la « politique », d’en avoir une vision plus large. Dans un pays comme le Vietnam dont l’idéologie officielle met en avant la masse, la classe, la nation, lorsqu’un écrivain rejette le collectif, parle du « moi », revendique les sentiments personnels, décrit le désoeuvrement d'une société profondément rural face à la mondialisation, il participe pleinement à « la politique », à la vie.

A travers l’histoire d’amour qui relie Hanoi à Pékin, à Moscou et à Paris, Chinatown imagine la place, de plus en plus modeste, qu’occupe le Vietnam dans la nouvelle configuration du monde, après la guerre froide. Chinatown est un récit d’errance, tant sur le plan sentimental – chroniques d’un drame intime – et humain – pérégrination d’une Orientale en Occident – qu’en matière de l’Histoire – le camp communiste et ses extensions extrêmes orientales, avant, pendant et après sa chute.

La tragédie personnelle s'inscrit dans divers lieux de la Russie sous Gorbatchev, du Vietnam postcommuniste, de la France contemporaine et les Chinatown comme Cholon, Belleville et le Treizième. A travers les mots de la narratrice, se dévoile la vie d’une Vietnamienne portant un nom chinois à Paris et enseignant l’anglais dans des collèges « difficiles » de la banlieue parisienne : son regard sur la communauté chinoise, sa vision de la société française, sa rencontre d’autres exilés, son angoisse liée au renouvellement de la carte de séjour, son sentiment de n’appartenir réellement à aucun pays. Chinatown est ici symbole de l’amant perdu – en rendant hommage à Duras –, mais aussi de l’exil et d’un nouvel empire - la Chine : « Ces deux milles communautés chinoises d’outre-mer formant un pays sans frontière aussi important que l’ensemble Paris-New York-Londres » (p. 143). De même, Hanoi est pensé à la fois dans ses problèmes internes et son rapport à l'extérieur, en particulier ses liens ambigus avec Paris – ancienne puissance coloniale – ainsi que Pékin et Moscou – deux grands frères de l'ancien bloc socialiste.

Et la force de ce texte vient justement de sa dimension multiple.

Đoàn Cầm Thi (Inalco)

Notes :
* Pour lire la première partie de cette contribution de Doan Cam Thi : Thuận ou le roman comme recherche (1)
° Traduit par Đoàn Cầm Thi, Editions du Seuil, collection « Cadre vert », 2009, 192 p.
[1] Ce conflit était à l’origine de l’expulsion massive et violente des Chinois du Vietnam au cours des années 1980.
[2] Voir l’article passionnant de Jean-Claude Pomonti, « Deux écrivains, deux regards vietnamiens contemporains » (Cambodge Soir Hebdo n° 67 – 22 au 28 janvier 2009), sur Au Zénith de Duong Thu Huong (S. Wespieser, 2009) et Chinatown de Thuân.
[3] M. Butor, « Le roman comme recherche » in Répertoire, Paris, Éditions de Minuit, 1960.

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