jeudi 26 mars 2009

Trois royaumes, deux traductions, un film

Celui qui se décide à aller au cinéma pour y endurer un déluge d'hémoglobine pendant une bonne partie des 145 mn qu'il devra consacrer à l'adaptation par John Woo [Wu Yusen 吳宇森, 1946-] d'un épisode fameux de la version romancée de la Chronique des Trois Royaumes, a, selon moi, tout intérêt à relire au préalable la notice que consacrait au Sanguozhi yanyi 三國志演義, source d'inspiration du cinéaste, Roger Darrobers dans le Dictionnaire de littérature chinoise (André Lévy (ed.), Paris, PUF, « Quadrige », 2000, pp. 259-261) ; il devrait aussi gagner des éléments de compréhension en se penchant à tête reposée sur le chapitre « Les Trois Royaumes ou le roman rattrapé par l'histoire » qui occupent les pages 173 à 207 de La Chine romanesque. Fiction d'Orient et d'Occident de Jean Lévi (Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1995). Bien d'autres lectures, pour la plupart en chinois et en anglais, lui seraient tout autant profitables pour pouvoir juger de la nature et de la qualité de cette méga-production qui va s'exposer dans le monde entier sous des titres différents : quand le titre chinois – Chibi 赤壁 – et le titre anglais – Red Cliff -, font référence à un épisode bien précis de cette trame narrative riche en péripéties, le titre retenu pour le public français, ne fait pas dans le détail, et vous offre rien de moins que Les 3 Royaumes --- quand bien même le site officiel dirige notre attention vers l'épisode de la bataille de la Falaise rouge autour duquel la scénario a été bouclé après, nous dit-on, beaucoup d'hésitations :
En 208 après J.-C., l'empereur Han Xiandi règne sur la Chine pourtant divisée en trois royaumes rivaux. L'ambitieux Premier ministre Cao Cao rêve de s'installer sur le trône d'un empire unifié, et se sert de Han Xiandi pour mener une guerre sans merci contre Shu, le royaume du sud-ouest dirigé par l'oncle de l'empereur, Liu Bei. Liu Bei dépêche Zhuge Liang, son conseiller militaire, comme émissaire au royaume de Wu pour tenter de convaincre le roi Sun Quan d'unir ses forces aux siennes. A Wu, Zhuge Liang rencontre le vice-roi Zhou Yu. Très vite, les deux hommes deviennent amis et concluent un pacte d'alliance. Furieux d'apprendre que les deux royaumes se sont alliés, Cao Cao envoie une force de 800 000 soldats et 2 000 bateaux pour les écraser. L'armée campe dans la Forêt du Corbeau, de l'autre côté du fleuve Yangtze qui borde la Falaise Rouge où sont installés les alliés. Face à l'écrasante supériorité logistique de Cao Cao, le combat semble joué d'avance, mais Zhou Yu et Zhuge Liang ne sont pas décidés à se laisser faire... Dans un déluge de puissance et de génie tactique, la bataille de la Falaise Rouge va rester comme la plus célèbre de l'Histoire et changer le destin de la Chine pour toujours.
Chacun appréciera selon son goût pour ce qu'est devenu le septième art en ce début de XXIe siècle, cette nouvelle adaptation du million et demi de caractères répartis en 120 chapitres de l'édition courante. Je m'en tiendrai pour ma part à signaler que parallèlement à la sortie d'un film qui prend – comme le décrit par le menu une excellente fiche Wikipedia en anglais – des libertés avec le Sanguozhi yanyi, sa source principale, les éditions Flammarion ressortent en trois gros volumes la traduction française publiée en sept volumes entre 1987 et 1991. Sous une présentation plus maniable mais pas moins onéreuse, elle propose, sans changement apparent, la même version qui combine la première traduction partielle française due à Nghiêm Toan et Louis Ricaud (chap. I-XLV) parue à la fin des années 1950, et la traduction de la suite et de la fin par Angélique et Jean Lévi. Nous voici, enfin, tirés d'affaire ! En effet, le lecteur forcément passionné par cette fresque captivante était souvent contrarié dans sa découverte par l'absence d'un des volumes – certains étaient épuisés depuis des lustres.

Mais reconnaissons que l'ouvrage, de par sa taille et sa nature, a de quoi rebuter au premier abord. Il n'est pas évident de lire ce chef-d'œuvre datant de la fin du XIVe siècle ou du début du siècle suivant, revu si souvent par la suite jusqu'à recevoir sa version la plus aboutie au début de la dynastie Qing (1644-1911) grâce à Mao Lun 毛綸 et son fils Mao Zonggang 毛宗崗. Quoi qu'il en soit, l'avis que formulait en 1912, un Georges Soulié de Morant (1878-1955) n'est sans doute plus conforme aux capacités et aux attentes du public français :
« Les fables merveilleuses du taoïsme interviennent à tout propos ; d'innombrables récits de batailles alourdissant la lecture de cet ouvrage qui fait les délices des lettrés. On en a tiré des pièces de théâtre dont le succès est éclatant. Les aventures des trois héros Lieou-pei, Kouan-yu et Tchang-fei, n'intéresseraient qu'à demi les lecteurs européens. » (Essai sur la littérature chinoise. Paris : Mercure de France, 1912, p. 263)
Ce qui pouvait, alors qu'il n'en existait encore aucune traduction, détourner le lecteur de ce mastodonte avec ses si nombreux personnages – dans sa traduction anglaise parue initialement en un seul beau volume de 1096 pages [Three Kingdoms. A Historical Novel. Berkeley, Los Angeles, Beijing : Universitty of California Press/Foreign Languages Press, 1991], Moss Roberts dresse une liste des 115 personnages principaux - devrait justement le faire saliver d'envie aujourd'hui s'il n'a pas encore goûter à la cuisine de l'histoire à laquelle s'était livré Luo Guanzhong 羅貫中 (vers 1330-vers 1400). Mais que le gourmand s'avise avant de passer à table que ce roman considéré naguère comme « intraduisible » est doublement présent dans nos librairies.

En effet, pendant que les éditions Flammarion tardaient à rééditer leur version (ou attendait l'occasion d'un événement planétaire), les Editions You-Feng, sortaient en toute discrétion une version nouvelle baptisée L'épopée des Trois Royaumes. La traduction de Chao-ying Durand-Sun a été livrée pour moitié, à raison d'un volume par an depuis 2006 [vol 1 : chap. I-XXIV ; vol. 2 (2007) : chap. XXV-XLVIII]. Le troisième volume (2008) « s'ouvre, nous dit l'éditeur, sur la grande bataille de la Falaise Rouge ».

Nous sommes donc armés pour affronter le déferlement d'images chic et choc, auquel, sait-on jamais, un Luo Guanzhong, grand vulgarisateur de l'histoire chinoise, aurait peut-être eu recours s'il avait été encore des nôtres. A vous de dire si John Woo est la réincarnation ou pour le moins le bon interprète d'un des plus grands génies de la littérature chinoise. (P.K.)

Supplément du 27/03/09 : Je livrerai d'ici peu mon avis sur la traduction des Editions You-Feng qui a suscité des critiques très négatives sur certains sites de vente sur internet (voir le commentaire et l'interrogation de 'Weiyangsheng' ci-dessous, rubrique "Commentaires"). (P.K.)

6 commentaires:

Weiyangsheng a dit…

Bonjour (je viens enfin de m'inscrire pour pouvoir poser mes questions ; first things firsts: votre site est super, et c'est un plaisir d'y trouver tant d'informations intéressantes, merci beaucoup!).
J'ai vu sur Amazon.fr l'une ou l'autre critique très négative de l'éd. des Trois Royaumes chez You-Feng. Cette critique est-elle justifiée? (Je suis porté à croire que oui : je me souviens du Mencius des éd. You-Feng, c'était une horreur ; heureusement que le travail d'A. Lévy a été repris chez Payot depuis, et ce, sans les nombreuses incorrections de You-Feng.) Peut-on lui préférer celle que réédite Flammarion? Merci d'avance.

Pierre Kaser a dit…

Cher 未央生, je ne suis pas en mesure de vous répondre dans l'immédiat, mais vous promets de me livrer dans les meilleurs délais à une comparaison attentive des deux traductions du "Sanguozhi yanyi". Mais si vous êtes impatient de lire ce roman, vous avez, je crois, raison de retenir l'option Flammarion.

Il n'en reste pas moins, qu'il convient de distinguer les ouvrages (et traductions) de la manière dont ils sont édités.

Les Editions You-Feng - assurément plus "libraire" qu'"éditeur"- sont capables du pire (l'exemple que vous citez reste relativement acceptable de ce point de vue) comme du meilleur : les ouvrages de Roger Darrobers -- je parlerai prochainement du dernier, savoir "Mémoires sur la situation de l'Empire" de Zhu Xi qu'il a particulièrement soigné. En effet, la maison fait une aveugle confiance à ses auteurs/traducteurs et ne fournit pas à ceux qui en auraient besoin l'assistance qu'on est fondé à attendre de la part d'un véritable éditeur.

Merci pour votre commentaire et votre gentille appréciation.

Pierre Kaser a dit…

Les avis sont partagés sur le film de J. Woo, m ais pour un avis négatif, comme celui de Julien Abadie (http://www.chronicart.com/cinema/chronique.php?id=11334), combien d'avis positifs. En voici un florilège :
• Capitaine Haddock : http://www.lepost.fr/article/2009/03/28/1474699_les-3-royaumes-un-vrai-bon-film-de-guerre.html
• Sandra Mézière : http://www.inthemoodforcinema.com/archive/2009/02/12/les-3-royaumes-le-film-evenement-de-john-woo-ma-critique-en.html#comments
• Patrick Antona : http://www.ecranlarge.com/movie_review-read-13407-19701.php
• Jérôme Dittmar : http://cinema.fluctuat.net/films/les-trois-royaumes/5434-chronique-Retour.html
• Yannick Vély (http://www.filmdeculte.com/cinema/actualite/Les-Trois-royaumes-8513.html), quant à lui, y voit "un manifeste politique, un appel à peine caché à la résistance contre le pouvoir central. Cela change des œuvres propagandistes de Zhang Yimou et consorts..."
Il est vrai que la comparaison avec les films de Zhang Yimou joue en faveur de cet opus.
Jérémie Couston, dans 'Télérama' (http://www.telerama.fr/cinema/films/les-3-royaumes,377644,critique.php) rappelle comme la plupart des critiques, les données techniques : "Sortie en Asie en deux parties de près de deux heures trente chacune, [Les Trois Royaumes"] est proposé au public occidental en une unique version de deux heure vingt-cinq, presque trop courte."
Plus loin, il insiste sur divers éléments souvent relevés : "Au fil des morceaux de bravoure, on se familiarise avec L'Art de la guerre, texte fondateur de la stratégie militaire chinoise dont s'inspire le réalisateur : un subtil mélange de ruses (superbe technique pour voler les flèches adverses) et d'opportunisme. Retour en grande forme pour John Woo, donc : l'emphase de son style (les fameux ralentis) est, enfin, mise au service du récit. Témoin ce pigeon, animal vedette chez John Woo, qui est tout sauf décoratif ici, puisqu'il sert de messager à l'espionne infiltrée chez l'ennemi."

Je rappelle, pour ma part, que le roman illustre pas moins de 381 stratégies (décompte réalisé par un dictionnaire du "Sanguozhi yanyi"), dont celle de la ville vide qui implique Zhuge Liang : pour voir une adaptation télévisuelle de cet épisode tiré du 95e chapitre, se rendre ici >> http://kaserp.blogspot.com/2007/07/le-stratagme-de-la-ville-vide.html.

Et vous que pensez-vous de ce film ?

Weiyangsheng a dit…

Merci pour votre réponse ; puisque vos lecteurs sont invités à dire un mot du film, je peux vous dire que j'aurai le plaisir d'aller le voir la semaine prochaine (pas avant, malgré mon impatience croissante), et que je ne manquerai pas d'ajouter mon avis aux (déjà nombreux) témoignages que vous nous livrez ci-dessus.

Mais ce sera l'avis de quelqu'un qui n'a pas encore lu le roman (je suis en plein Jin Ping Mei en ce moment, vers la moitié pour tout dire, alors les Trois Royaumes devront encore un peu attendre), ni la chronique sur laquelle se fonde celui-ci...

Je profite de l'occasion que me fournit ce commentaire pour demander quand nous aurons le plaisir de pouvoir lire votre traduction des "Douze Pavillons": "A mari jaloux, femme fidèle" et "De la chair à l'extase" m'ont si bien plu que je suis très impatient de lire les Shi'er lou!

Merci aussi pour les vidéos avec le stratagème de la ville vide.

Pierre Kaser a dit…

Cher WYS, vous avez de bonnes lectures. Il vous faudra, néanmoins, attendre encore pas mal de temps avant de lire les pavillons de ce cher Li Yu : j'hésite encore à mettre en ligne ceux qui sont déjà bien avancés, mais si vous voulez découvrir un conte inédit en traduction française de cet auteur que vous semblez apprécier, je vais vous donner un tuyau : il faut se rendre sur la page http://homepage.mac.com/kaserpierre/Kaser/FileSharing48.html, puis choisir "SINS9 : Li Yu (2)", charger le document pour lire (pp. 6-27) « Les amants de la scène », conte tiré des "Comédies silencieuses" traduit en 1994 (!) et revu en 2008.
J'imagine de l'éditer (avec les notes) en compagnie d'un autre texte que je suis en train de revoir en ce moment. Cette version présente encore bien des imperfections, veuillez m'en excuser.
Voilà qui devrait vous faire patienter un peu.
P.

A. Hayli a dit…

Je voudrais faire un commentaire sur la réédition des "Trois Royaumes" par Flammarion.
Il est regrettable que l'éditeur n'ait pas saisi l'occasion pour ajouter un Index des noms et des lieux. En outre la première édition manquait déjà cruellement de cartes. Il n'y en avait qu'une seule qui couvrait les trente premiers chapitres. Elle a disparu dans la réédition. Tout le monde n'a pas sous la main la traduction anglaise de Moss Roberts qui en contient une dizaine. Je signale par ailleurs que l'on trouve sur internet des cartes très utiles dans "Generals of the South, The foundations and early history of the Three Kingdoms state of Wu" du Prof. Rafe de Crespigny. Sur internet encore un site (en anglais) consacré aux "Trois Royaumes" donne des biographies détaillées des principaux héros du roman.
Enfin on comprend mal pourquoi la Préface de Nghiêm Toan qui donne un résumé très utile de l'oeuvre s'est transformée en Postface dans la réédition.
Bien sûr il faut remercier Flammarion d'avoir réimprimé ce roman historique extraordinaire mais on a vraiment l'impression que cela n'a été fait qu'à cause de la sortie du film. Film dont le titre français dit peu combien il ne relate qu'un épisode certes important mais très limité dans le temps de l'Histoire des Trois Royaumes.
On aurait rêvé d'une édition dans la Bibliothèque de la Pléiade, comparable à celle des autres grands romans chinois déjà publiés.
Quant à la traduction qui paraît chez You-Feng le mieux est de l'ignorer. On ne peut la comparer à celle de Nghiêm Toan, Louis Ricaud et Jean et Angélique Lévi.