jeudi 29 octobre 2009

Enfer chinois (07-a)


Je vais avec ce billet de circonstance - on va bientôt voir laquelle -, à nouveau sauter quelques étapes de mon survol systématique des traductions françaises de littérature érotique chinoise des siècles passés et aborder les traductions apportées dans notre pays au chef-d’œuvre du roman érotique chinois, le Rouputuan 肉蒲團 (Chair, tapis de prière, 1657).

Je ne m’appesantirai pas sur les longs débats qui ont pendant longtemps entouré la question de l’attribution de cette œuvre à Li Yu 李漁 (1611-1680). J’ai eu l’occasion d’en traiter doctement ailleurs : d’abord par le menu dans une thèse soutenue voici quinze ans [L’Œuvre romanesque de Li Yu (1611-1680). Parcours d’un novateur, 1994], puis plus récemment en introduction à la traduction des commentaires de fin de chapitre donnés par Li Yu à son roman [Voir Jacques Dars, Chan Hing-ho (eds), Comment lire un roman chinois. Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction. Arles : Picquier, 2001, pp. 179-198], et encore dans ma notice de l’Encyclopedia of Erotic Literature (Routledge, 2006, pp. 809-813) dont il a été question à l’occasion du quatrième billet de cette série et même ailleurs. Je n’y reviendrai donc pas : ce roman est de Li Yu. Qui d’autre que lui aurait-il d’ailleurs pu l’écrire ?



Vous savez déjà que la collection des romans érotiques chinois éditée par Chan Hing-ho à Taiwan consacre un volume entier (« Siwuxie huibao » 思無邪匯寶, vol. n° 15, 1994, 502 +13 p.) à cette œuvre qui porta le titre alternatif de Juehou chan 覺後禪 (Méditation après l’éveil). Cette édition critique s’appuie sur les plus anciens imprimés, mais aussi sur le manuscrit japonais qui passe pour être la copie la plus proche de l’original et qui a permis de lever les dernières interrogations pesant sur la date de diffusion du livre en en donnant une, l’année 1657 ; cette date correspond bien avec ce que l’on sait par ailleurs du parcours de Li Yu et de son attachement, pendant un période somme toute assez courte, au genre du xiaoshuo 小說 en langue vulgaire. Là encore pour être rapide, je me contenterai de rappeler que Rouputuan arrive à la mi-temps de ce parcours et fut donc composé entre les Wushengxi 無聲戲 ou Comédies silencieuses dont les deux volumes durent voir le jour entre 1654 et 1656 et Shi’er lou 十二樓 ou Douze pavillons datant vraisemblablement de 1658. Des premiers recueils, seuls quelques contes ont été traduits dans notre langue : deux par Rainier Lanselle dans Le poisson de jade et l’épingle au phénix. Douze contes chinois du XVIIe siècle (Paris : Gallimard, 1987) dont on reparlera un jour ; cinq par moi, dans une autre vie, chez Picquier : A mari jaloux, femme fidèle (1990, repris en « Picquier-Poche », n° 95, 1998) --- pour tout savoir sur les dix-huit contes de cette série, on peut lire les notices du tome cinquième de l'Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire (A. Lévy & al., Paris : Collège de France/Institut des hautes études chinoises, « Mémoires de l’Institut des hautes études chinoises », vol. VIII-5, 2006). Restent donc onze récits dans l’attente de publication auxquels s’ajoutent les douze nouvelles qui composent le Shi’er lou (S) : après avoir fourni certaines des toutes premières traductions de littérature romanesque chinoise en anglais (1815), et en français (1819, 1827), cette collection encore inédite dans sa totalité, sauf en japonais et en russe, est une œuvre aboutie qui attend également une intégrale dans notre langue. Quelques inédits de cet ensemble ont toutefois rencontré auprès des étudiants qui fréquentent les cours du master Monde chinois de notre université un public attentif (cela fait partie du contrat !) et parfois même actif ; cette année, les rares à avoir choisi de s’attacher à la littérature ancienne dès leur deuxième année de licence pourront, eux aussi, en découvrir un remarquable échantillon (« Sheng wo lou » 生我樓, S 11), mais, je n’ai pas oublié que je m’étais un peu cavalièrement engagé publiquement à offrir l’ensemble de l’œuvre romanesque avant que n’arrive le moment de fêter le quatrième centenaire de la naissance de Li Yu fixée au 13 septembre 1611. A moins de deux ans de la date à partir de laquelle je perds la face, je me dis qu’il est grand temps de passer aux actes, mais ceci est une autre histoire.

Pour l’heure revenons au Rouputuan, vers lequel une demande pressante m’a conduit, un peu contre ma volonté, une nouvelle fois. Mais pouvais-je refuser de participer aux 26èmes Assises de la traduction littéraire en Arles pour tenir un atelier « eros-chinois » ? Sans doute oui, mais j'ai , je le concède, succombé à la promesse d'une gloire aussi vaine qu'éphémère : je vais donc donner gracieusement de ma personne et, le 8 novembre prochain à l’heure de la journée la moins appropriée qui soit pour ce genre de loisir - 9h ! -, me pencher pendant 90 minutes, avec une compagnie dont je ne connais ni le nombre ni la composition, sur un passage du chapitre 14 de cette pièce de choix de l’érotisme mondial.

Il faudra sans doute situer rapidement et l’œuvre et le contexte - le début de la dynastie des Qing 清 (1644-1911) -, mais sûrement aussi présenter son auteur et dire un mot ou plus de sa propension à innover, laquelle se manifeste brillamment dans le millier de caractères retenus. Pour vous qui pouvez cliquer, je vous recommande la lecture des polycopiés dont vous devriez retrouver la trace à partir des pages d’un site ancien sur lequel je ne peux plus agir, mais qui conserve des informations encore utiles. Un résumé pourrait aussi permettre de replacer cet extrait [*] dans une trame narrative finement tissée, particulièrement riche en épisodes torrides :
Un jeune lettré de l'ère Zhihe 致和 (1328) portant le pseudonyme de Weiyangsheng 未央生 a le désir d’épouser la plus belle femme du monde. Ne pouvant se satisfaire de la beauté pourtant éclatante de Yuxiang 玉香, sa première épouse, la prude fille de l'austère barbon confucéen Tieshan daoren 鐵扇道人, il repart en chasse. Il est bientôt assisté par Sai-Kunlun 賽昆崙, un maître brigand de génie qui le convainc très vite que la petitesse de son sexe est un frein à ses prétentions. Lorsqu'il s'est fait greffer un sexe de chien, ce qui fait de lui un amant incomparable, il séduit Yanfang 艷芳, une commerçante au tempérament fougueux. Celle-ci se retrouvant finalement enceinte, il conquiert en cachette Xiangyun 香雲, une autre beauté qu'il avait repérée bien avant son opération. La jeune personne lui présente trois parentes, comme elle, femmes de lettrés peu doués pour les joutes nocturnes partis concourir à la capitale. Pendant qu'il s'ébat sans retenue avec les quatre femmes, le mari de Yanfang, l'honnête marchand Quan Laoshi 權老實, poussé par un désir de vengeance, séduit Yuxiang [*] et l'engrosse avant de la vendre à un bordel de la capitale où elle devient rapidement la prostituée la plus recherchée de tout l'Empire. Attiré par sa réputation, Weiyangsheng, lequel se croit veuf car son beau-père n'a pas osé lui avouer la fugue de sa fille, s'y presse. Quand il arrive à pied d'oeuvre, les maris de ses conquêtes galantes ont déjà goûté les avantages de son épouse légitime qui, pour éviter une confrontation embarrassante avec son mari, se suicide. Prenant enfin conscience de son égarement, Weiyangsheng retourne auprès du moine Gufeng 孤峰 qui avait jadis (chap. 2) tenté de le détourner de son funeste destin. Résolu à ne plus suivre les chemins tortueux de la débauche, il se castre et entre en religion en compagnie des nouveaux convertis que sont Sai-Kunlun et Quan Laoshi.
Mais on pourrait aussi faire l’économie de toute érudition pour aborder en toute candeur un moment d’intimité entre une épouse délaissée par son mari, Yuxiang, et celui qui va, en devenant son amant lui faire goûter, avec délicatesse et un savoir-faire gagné au commerce de sa propre épouse, des plaisirs insoupçonnés. Je vous dirai un jour prochain la stratégie mise en place pour aborder cette scène aussi piquante et sensuelle que fort pédagogique, et les résultats que nous avons obtenus. Il est maintenant temps de dresser pour qui n’a pas la chance de lire Li Yu dans le texte, un rapide inventaire des traductions disponibles de ce « Livre qui se moque véritablement de tout » 真玩世之書也 (RPT, chap. 20, commentaire).



En plus de plusieurs traductions anciennes (1950, 1963) et qui sait peut-être d’autres modernes (que je ne connais pas), le roman a, de longue date, circulé au Japon dans sa langue originale sous la forme de copies manuscrites (l’une datant de 1715) et d’imprimés ; une traduction russe a été réalisée à partir du chinois par Dmitrij Nikolaevič Voskresenskij (Дмитрий Николаевич Воскресенский, Moscou, 2000), lequel a également traduit les Shi’er lou et une partie des Wushengxi ; mais c’est en allemand que le roman fut d’abord lu en Europe grâce à la traduction fort libre qu’en avait donnée, en 1959, Franz Kuhn (1884-1961). Ce rendu vivement critiqué servit assez rapidement de base à plusieurs adaptations, en néerlandais (1964), mais surtout en anglais, et ce dès 1963 grâce à Richard Martin. Je n’ai pas encore pu vérifier si les traductions portugaises (1982, 2002), italiennes (1973, 2000), espagnole (1990), hongroise (1989) sont ou non basées sur celle de Kuhn, ou sur son pendant anglais, ce qui ce conçoit facilement, ou, ce qui est encore possible pour celles sorties après 1990, sur la version directe que réalisa le grand spécialiste américain du roman chinois ancien et de l’œuvre de Li Yu, Patrick Hanan : sa version, publiée à New York chez Ballantine (1990) sous le titre The Carnal Prayer Mat (Rou Putuan) a été rééditée en 1996 sur les Presses de l’université d’Hawaï (Honolulu) et connait un succès amplement mérité. C’est la première version réalisée à partir d’un texte complet (grâce à la consultation du manuscrit japonais portant la date de 1657) avec les instructifs et succulents commentaires que Li Yu ajouta à presque tous ses chapitres. Quant à la version vietnamienne, je n’en connais que la couverture que j’ai installée sur une page internet qui présente les traductions des œuvres romanesques de Li Yu, voir ici -- cette page sera bientôt remplacée par une autre plus complète et plus riche en informations bibliographiques.



Pour le domaine français, nous disposons, comme pour l’anglais de deux versions : une ancienne (vieille de presque un demi-siècle) et une nouvelle d’à peine 18 ans ; les deux offrent des défauts similaires [j’y reviendrai après l’atelier] et, quoi qu’en disent leur maître d’œuvre respectif, s’appuient chacune sur des éditions, certes « anciennes », mais loin d’être au-dessus de toute réserve. Le progrès apporté par la seconde se bornerait presque à rendre les poèmes que la première avait éliminé pour n’avoir « aucune valeur poétique » et à abandonner le procédé qualifié par André Lévy [« La passion de traduire », in V. Alleton, M. Lackner (eds.), De l’un au multiple. Traduction du chinois vers les langues européennes. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1999, pp. 164-165] de « degré zéro de la traduction », astuce ou « trouvaille » qui amenait à reproduire (en rouge dans certains tirages de luxe, comme au Cercle du livre précieux en 1963) presque à chaque fois qu’ils interviennent dans le texte, les deux couples de caractères désignant les organes sexuels : yangwu 陽物, pour l’appendice masculin, yinhu 陰戶, pour le réceptacle féminin, procédé qui sera repris par Huang San et son facétieux compère dans leur traduction du Chipozi zhuan 癡婆子傳 , voir « Enfer chinois (03) ».

La première traduction date de 1962 (Réédition 10/18, n° 2676, 1995). Pilotée par Etiemble (1909-2002), elle a été signée par Pierre Klossowski (1905-2001) qui l’avait réalisée à partir d’un mot-à-mot fourni par un sinologue anonyme, sur l’identité duquel beaucoup a été dit sans emporter l’adhésion complète ; du reste, le sujet importe peu.



La deuxième traduction date de 1991 ; elle a été commandée par Philippe Picquier, pour ses éditions, à Christine Corniot qui s’est efforcée de rendre justice à un texte dont elle ne semble pas avoir senti toutes les finesses et l'irrésistible humour. Travail de commande, réalisé sans support scientifique à partir d’une vision faussée de la composition pourtant longuement expliquée dans l’introduction, le produit final n’en a pas moins connu un vif succès puisque l’éditeur d’Arles en a proposé plusieurs éditions (1991, 1994, 1996) et continue de le diffuser en format de poche toujours sous le même titre accrocheur : De la chair à l’extase. Pour nous en tenir au simple titre, la première édition a vu plus juste avec son Jéou-P’ou-T’ouan ou La Chair comme tapis de prière (Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1962, 1979).

La récente confrontation à laquelle je me suis livré sur un court passage du chapitre 14 m’a pour le moins renforcé dans l’idée que le moment était sans doute venu de proposer une nouvelle traduction de cette œuvre que le public français, pour une fois moins chanceux que l’anglo-saxon, ne connaît pas encore véritablement. Il est tout de même rassurant de noter que malgré la lourdeur des choix retenus, les lecteurs apprécient en général cette folie sensuelle et morale, ne s’arrêtant pas aux maladresses qui entachent si abondamment ces deux traductions. Peut-être en va-t-il ainsi des grandes œuvres qui résistent aux pires manipulations. Je me suis, je dois l’avouer, moi même longtemps laissé abusé par la première traduction.



L’autre constatation réalisée à partir du travail préliminaire pour l’atelier d’ATLAS dont je voulais vous faire également part est que le texte fourni sur un site que je vous recommandais chaleureusement il n’y a pas si longtemps est très souvent fautif car basé uniquement sur les éditions japonaises anciennes et non, regrettons-le, sur l’édition critique de Chan Hing-ho : nous voilà prévenus. Si l’atelier arrive à clarifier les données du problèmes et à montrer les trésors d’originalité qu’implique la traduction des fictions de Li Yu, je serais amplement satisfait.

Une dernière chose qui est loin d’être un détail : la traduction de Rouputuan en Chair, tapis de prière est de Jacques Dars [dont Les carnets secrets de Li Yu ressortent justement ces jours-ci dans un format réduit chez Picquier]. C'est lui qui la proposa lors du colloque sur la traduction (« Traduction terminable et interminable », De l’un au multiple, p. 153) pendant lequel André Lévy avait passé au crible un court passage du chapitre six, celui où il est affirmé que les aphrodisiaques n’agissent pas plus sur la taille d’un « capital » (benqian 本錢) pas assez long, que les fortifiants sur l'esprit un étudiant inculte : « L’un ajoute, l’autre retranche et par une étrange pudeur, l’un comme l’autre refuse d’appeler le ginseng par son nom ... comme d’utiliser le terme plaisant, significatif et approprié de « capital » du texte/source. Allez savoir pourquoi ! » (p. 165). (P.K.)

NB. Le passage soumis à la sagacité des stagiaires d’Arles sera donc tiré du chapitre 14, pp. 379-382 de l’édition du « Siwuxie huibao » [權老實說便說這一句。...., 夜夜少他不得。] auquel correspondent les pages 204 à 206 de la traduction Klossowski (1963) [« K’iuan l’Honnête dit cela, ... ils firent l’amour toutes les nuits. »] et 190 à 192 de la traduction Corniot (1991) [« Il avait beau parler ainsi,... ne fût-ce qu’une nuit. »]. Vous le voyez, je n’ai pas cherché la simplicité, ni même à éviter l’embarras que cause l’évocation en public des choses du sexe --- ce que je commence à regretter.

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