samedi 21 mars 2009

Itinéraire d'enfance

Duong Thu Huong
[Dương Thu Hương]
dont il a été question plusieurs fois sur notre blog et
notamment grâce à Nguyen Phuong Ngoc
qui nous a invité à lire son nouveau roman
Au Zénith
(traduit par Phuong Dang Tran)
sorti tout récemment chez Sabine Wespieser,
est l'invitée de La Cité du Livre - Bibliothèque Méjanes
pour une rencontre animée par le journaliste Renaud Prat.

Cet événement, qui se déroulera le Mercredi 25 mars, à 16h, en salle Adultes de la bibliothèque, permettra de mieux faire connaissance avec « l'auteur du roman Itinéraire d'enfance (Sabine Wespierser, 2007), sélectionné pour le prix 2009 des lycéens et apprentis de la Région Paca. Elle y évoque les tribulations d'une gamine espiègle et entreprenante, au Viêtnam, à la fin des années cinquante. »

Initialement paru chez Sabine Wespieser en 2007, ce roman datant de 1985 et traduit par Phuong Dang Tran vient d'être réédité au Livre de Poche.


vendredi 20 mars 2009

Thuận ou le roman comme recherche (2)

Thuận ou le roman comme recherche (2)*

II. Chinatown°


Une Vietnamienne de Belleville raconte ses anciennes passions humiliées pour un Chinois de Hanoi dont elle est tombée amoureuse en 1979, moment où son pays se trouvait en plein conflit avec Pékin [1]. Elle vit aujourd’hui à Paris avec le fils qu’elle a eu du Chinois, qui lui sert de lien entre le passé et l'avenir [2].

Chinatown oscille perpétuellement entre dévoilement et pudeur. La narratrice se montre et se cache en même temps. Elle raconte avec retenue des sentiments intimes, n’est pas sérieuse là où il faudrait l’être, ne cherche pas non plus à tirer des larmes au lecteur. Finalement, on rit beaucoup en lisant son histoire bien triste.

Si l’itinéraire — Hanoï-Moscou-Paris — de l’héroïne rappelle celui de Thuân, et son idylle celle du personnage de L’Amant, Chinatown, roman sans chapitres ni paragraphes, n’est ni autobiographique ni durassien. L’expérience vécue et Duras ne sont que clins d’œil et trompe-l’œil d’une écriture en quête de la modernité.

Au sein de Chinatown, nous lisons avec l’héroïne deux extraits de son premier roman, inachevé — « I’m yellow » — qui sont l’occasion pour l’auteure d’explorer les ressorts de la création littéraire, son unique passion, son salut au milieu d’une existence ratée :
« Demain j’aurai 39 ans, comme le héros de I’m yellow. Celui-ci, le formulaire de divorce signé, erre dans la gare centrale de Hanoï, rue des Roseaux. Au début, je voulais que ce fût une femme, mais j’ai hésité. J’avais peur d’être encore dérangée par Phuong, l’héroïne de Made in Vietnam. Durant des mois, elle a frappé à ma porte : ‘ Grande sœur, prends-moi de nouveau comme héroïne, s’il te plaît’. A force d’entêtement, elle a fini par se glisser dans deux de mes nouvelles, sans que j’en sois tout à fait inconsciente. Mais cette fois-ci, je devrai être plus ferme. Afin de couper tout lien avec elle, je quitterai Hanoï avec mon héros. Dans quelle direction ? Je n’en sais rien. Saigon ? Non, ça ne va pas marcher car Phuong est déjà descendue à la gare centrale de Saigon et à l’aéroport Tan Son Nhat. Hue ? Je l’ai écartée dès le début » (p. 87).
Avec Thuân, le lecteur de Chinatown parcourt la France, moins pour visiter qu’observer. « Le romancier est quelqu’un pour qui rien n’est perdu » comme le dit H. James. Tout entre dans ce roman. Les détails les plus insignifiants du quotidien, les mots et les phrases de tous les jours côtoient des réflexions sur Duras ou Freud : « Dans mon sac, il y avait la photo de Thuy. La maison à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Plus tard, en écoutant Duras décrire les bruits de Cholon, j’ai tout compris. En même temps je ne comprenais rien. Les mots de Duras, je les lis avec méfiance. Je n’ai jamais mis les pieds à Saigon. Je ne connais pas Cholon. J’ai vu le film L’Amant. J’ai lu à la fois L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Duras raconte les odeurs de Cholon. Le bois parfumé, la pastèque, les restaurants. Les mots de Duras, j’ai peur d’être piégée par eux » (p. 32-33). Ces propos sur Duras ne sont ni artificiels ni abstraits. Au contraire, ils sont profondément ancrés dans le réel.

M. Duras : « Là, j'ai 18 ans... » [doc. INA.fr]

La vie dans Chinatown est faite non pas de clichés, mais d’élan et de fraîcheur, fruits du sens d’observation aigu de son auteure :
« …à Belleville depuis dix ans, on m’interpelle de loin : « Comment ça va, madame Âu ? ». Mon concierge d’origine portugaise, convaincu que Hanoï fait partie de la banlieue de Pékin, me lance : « Vous avez du courrier de Chine, madame Âu ». A la Cité, on m’appelle sur le haut parleur : « Madame Âu, guichet 14 ». La jeune femme au tee-shirt blanc me dit : « Madame Âu, montrez-moi vos papiers ». Dans les collèges où j’enseigne, les proviseurs et leurs adjoints me serrent amicalement la main : « madame Âu, courage ! ». Mes quarante-neuf collègues et tous mes élèves m’appellent madame Âu, mais, dans mon dos, ils me surnomment la Chinoise, la Chinoise bizarre. Il suffit de dire la Chinoise, on comprend qu’il s’agit de moi » (p. 94).
C’est pourquoi il est important de souligner ici le rapport particulier de Thuân au réel. D’une part, il s’agit d’un réel qu’elle veut subjectif. Certes, Chinatown reflète la société dans laquelle vit l’écrivaine, mais Thuân n’est ni historienne ni chroniqueuse, ses témoignages ne rendent pas compte de la « réalité » du Vietnam post-communiste ou de la France contemporaine mais de son expérience intime de ces pays. Et finalement ce qui la sépare Thuân de certains romanciers de sa génération, c’est le regard personnel qu’elle porte sur ces dernières et sa capacité de le rendre par une écriture singulière. D’autre part, chez cette romancière, l’imaginaire ou la passion d’écriture l’emportent souvent sur le réel. L’intrigue n’est souvent qu’un prétexte pour qu’elle se laisse emporter par un mot, un rythme ou une vitesse.

Voici par exemple un passage dans Chinatown inspiré par le chiffre 6 :
« Selon ce nouvel emploi du temps, Vinh et moi nous lèverons à six heures du matin. Nos toilettes terminées, nous prendrons un petit-déjeuner composé de six éléments – croissants, beurre, œufs sur le plat, jambon, saucisses, jus d’orange – pour terminer par du thé à six confitures. Soixante minutes plus tard, tandis que Vinh ira à l’école, je sauterai dans un bus pour aller rue de Tolbiac suivre un cours de kung fu et de tai chi chuan. A midi, le cours terminé, je prendrai un bain avec six parfums différents avant de boire six variétés de sirop de cannes à sucre en compagnie de mes six maîtres et soixante camarades. Six minutes après, je serai dans le salon de coiffure de mademoiselle Feng Xiao où je lui apprendrai six nouveaux mots vietnamiens tandis qu’elle m’expliquerai six nouveaux termes en mandarin. Ensuite, de la tour Olympiades, j’appuierai sur un bouton dans l’ascenseur pour atteindre six minutes plus tard le supermarché Tang Frères. A cette heure-ci, comme les habitants des soixante tours de Chinatown seront en pleine fabrication de nems, de raviolis à la vapeur et de beignets, je mettrai six minutes à peine pour choisir six pigeons congelés de la compagnie d’exportation alimentaire de Hochiminh-ville puis payer à la caisse. Durant mon voyage de soixante minutes en bus entre Tang Frères et Belleville, les six pigeons seront décongelés. A peine entrée dans l’appartement, je mettrai mon four à 260 degrés. Dès son retour à six heures du soir, Vinh fera sa toilette puis se mettra à table pour partager avec moi les six pigeons laqués accompagnés de six cuillérées de riz cantonnais. Il boira soixante millilitres de coca et moi soixante millilitres de vin rouge. Le dessert composé d’une tartre à six fruits et d’un yaourt à six vitamines terminé, nous regarderons sur M6 une émission sur la guerre en Irak. Soixante minutes plus tard, lorsque Vinh aura fini de regarder des actualités chinoises sur l’Internet, je m’assiérai devant l’ordinateur. Après avoir écrit soixante phrases à six mots, j’éteindrai la lumière, enlèverai les chaussettes puis irai me coucher. Je me retournerai dans tous les sens, ferai avant minuit un rêve de soixante minutes, puis dormirai jusqu’à six heures du matin. Là je tomberai dans un autre rêve de six minutes, puis émergerai de mon sommeil complètement. Je baptiserai cet emploi du temps 6&60 » (pp. 101-102).

Pour Thuân, imaginer une histoire avec début et fin est moins important que créer un réseau de connexions fait de reflets et d’échos. « Aucun fleuve n’est assez vaste. Aucune eau n’est assez pure. Nous n’avons pas échangé un mot » (p. 67), est une strophe qui revient dans Chinatown comme le refrain d’une chanson.

Dans le passage suivant, les trois mots « ces jours-là » créent un rythme de jazz :
« Depuis douze ans, je veux voir Thuy pour comprendre. Comment il vit aujourd’hui, cela m’est égal. Mais je veux savoir où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait pendant ces jours-là. Dans les maisons à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Ces jours-là. Ces jours-là, Vinh n’avait qu’un mois. Il se mettait sur le ventre. Il marchait à quatre pattes. Il se tenait debout. Thuy n’était pas là. Ses dents poussaient. Je le sevrais. Il avait la rougeole. Thuy n’était pas là. Il a eu 39 degrés de fièvre pendant une semaine à cause des piqûres de fourmis rouges. Thuy n’était pas là. Il a été hospitalisé pour avoir avalé un noyau de ramboutan. Thuy n’était pas là. Un garçon de sa crèche l’a mordu à l’oreille. Sa puéricultrice l’a puni en l’obligeant à rester debout dans un coin : ce larbin de Pékin avait osé intimider un citoyen vietnamien. Thuy n’était pas là. Il n’est jamais là » (pp. 26-27).
La lecture de Chinatown est ainsi source de jouissance ou de plaisir du texte, pour reprendre une expression de Roland Barthes qui avoue qu’il ne connaît rien de plus déprimant que d’envisager le texte comme un objet intellectuel. Dans les textes de Thuân, les mots s’appellent les uns les autres. C’est une course où l’auteure accélère le rythme pour jongler avec ses mots. Chinatown traduit une grande liberté de ton, un jaillissement verbal puis le blanc, le silence.

Thuân semble s’interdire toute recherche qui ne serait pas exclusivement formelle. Mais un écrivain n’est-il pas d’abord défini par sa musicalité ? C’est ce que dit Proust d’ailleurs : la qualité d’une œuvre et le degré d’élévation morale de son auteur se mesurent à la justesse de son style. Dans Chinatown, le roman est conçu autant comme moyen d’information et de communication que comme « recherche » [3].

Est-ce à dire que Thuân reste captive d’une pure quête esthétique ? Non, car l’acte d’écriture est à lui seul un engagement politique. Seulement, il convient de concevoir autrement la « politique », d’en avoir une vision plus large. Dans un pays comme le Vietnam dont l’idéologie officielle met en avant la masse, la classe, la nation, lorsqu’un écrivain rejette le collectif, parle du « moi », revendique les sentiments personnels, décrit le désoeuvrement d'une société profondément rural face à la mondialisation, il participe pleinement à « la politique », à la vie.

A travers l’histoire d’amour qui relie Hanoi à Pékin, à Moscou et à Paris, Chinatown imagine la place, de plus en plus modeste, qu’occupe le Vietnam dans la nouvelle configuration du monde, après la guerre froide. Chinatown est un récit d’errance, tant sur le plan sentimental – chroniques d’un drame intime – et humain – pérégrination d’une Orientale en Occident – qu’en matière de l’Histoire – le camp communiste et ses extensions extrêmes orientales, avant, pendant et après sa chute.

La tragédie personnelle s'inscrit dans divers lieux de la Russie sous Gorbatchev, du Vietnam postcommuniste, de la France contemporaine et les Chinatown comme Cholon, Belleville et le Treizième. A travers les mots de la narratrice, se dévoile la vie d’une Vietnamienne portant un nom chinois à Paris et enseignant l’anglais dans des collèges « difficiles » de la banlieue parisienne : son regard sur la communauté chinoise, sa vision de la société française, sa rencontre d’autres exilés, son angoisse liée au renouvellement de la carte de séjour, son sentiment de n’appartenir réellement à aucun pays. Chinatown est ici symbole de l’amant perdu – en rendant hommage à Duras –, mais aussi de l’exil et d’un nouvel empire - la Chine : « Ces deux milles communautés chinoises d’outre-mer formant un pays sans frontière aussi important que l’ensemble Paris-New York-Londres » (p. 143). De même, Hanoi est pensé à la fois dans ses problèmes internes et son rapport à l'extérieur, en particulier ses liens ambigus avec Paris – ancienne puissance coloniale – ainsi que Pékin et Moscou – deux grands frères de l'ancien bloc socialiste.

Et la force de ce texte vient justement de sa dimension multiple.

Đoàn Cầm Thi (Inalco)

Notes :
* Pour lire la première partie de cette contribution de Doan Cam Thi : Thuận ou le roman comme recherche (1)
° Traduit par Đoàn Cầm Thi, Editions du Seuil, collection « Cadre vert », 2009, 192 p.
[1] Ce conflit était à l’origine de l’expulsion massive et violente des Chinois du Vietnam au cours des années 1980.
[2] Voir l’article passionnant de Jean-Claude Pomonti, « Deux écrivains, deux regards vietnamiens contemporains » (Cambodge Soir Hebdo n° 67 – 22 au 28 janvier 2009), sur Au Zénith de Duong Thu Huong (S. Wespieser, 2009) et Chinatown de Thuân.
[3] M. Butor, « Le roman comme recherche » in Répertoire, Paris, Éditions de Minuit, 1960.

jeudi 19 mars 2009

Thuận ou le roman comme recherche (1)


Đoàn Cầm Thi qui nous a fait l'amitié de venir participer le 13 mars dernier au colloque que notre équipe a organisé sur le thème « Littératures d'Asie : traduction et réception » pour une communication sur « La réception de la jeune littérature vietnamienne en France », nous a fait parvenir un texte sur l'auteur qu'elle vient de révéler au public français par la publication aux Editions du Seuil de Chinatown (Collection « Cadre vert », 2009, 192 p.). L'ouvrage, qui a reçu un excellent accueil de la part de la critique et de Noël Dutrait qui nous en conseillait récemment la lecture, ne fournissant pas d'appareil critique, la présentation de Thuận et de son œuvre s'avère un très utile complément à sa découverte.
Mais avant de livrer la première partie de ce texte instructif (dont la seconde sera mise en ligne dans la foulée), je rappelle que Đoàn Cầm Thi est non seulement traductrice et critique littéraire, notamment dans les colonnes de La revue des ressources, mais qu'elle enseigne également la littérature vietnamienne. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages dont La Douleur de Marguerite Duras (Hanoi, 1999), Poétique de la mobilité - Les lieux dans Histoire de ma vie de George Sand (Rodopi, 2000) et Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens 1991-2003 (Picquier, 2005), lauréat du prix « Le Mot d’Or de la traduction 2005 » (UNESCO - Agence intergouvernementale de la Francophonie - Société française des traducteurs). [La ponctuation iconographique est la mienne et exploite des images dont on peut retrouver la source en cliquant dessus] (P.K.)


Thuận ou le roman comme recherche

« Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer,
je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée »
(M. Duras, L’Amant)

I. Une passion d’écrire

Née à Hanoi, vivant depuis 17 ans à Paris après avoir fait des études à Moscou, Thuân fait partie de la nouvelle génération d’écrivains qui ont grandi loin des combats de la guerre du Vietnam. Elle est l’auteure de nombreuses nouvelles et de cinq romans dont quatre ont été publiés au Vietnam : Made in Vietnam (Editions Van Moi (Californie), 2002), Chinatown, Paris le 11 Août (Paris 11 tháng 8, 2005), T. a disparu (T mất tích, 2006) et Vân Vy (Vân Vy [n. il s'agit des prénoms de deux personnages principaux], 2008), qui connaissent un succès croissant. Avant de consacrer une étude plus approfondie à Chinatown qui vient d’être publié au Seuil (« Cadre vert », février 2009) [n. Toutes nos citations renvoient à cette édition], nous nous proposons de faire une brève présentation de l’œuvre de Thuân.
  • 1. What do you like for breakfast [n. Cette nouvelle a été publiée dans Au rez-de-chaussée du paradis. Picquier, 2005]
La nouvelle virevolte autour du morne quotidien d’une Vietnamienne. Le lecteur suit son laborieux apprentissage de l’anglais dans les cours du soir qui se multiplient dans les villes vietnamiennes à l’époque de l’Ouverture.

L’ennui est un thème récurrent dans l’œuvre de Thuân. Dans What do you like for breakfast, la narratrice prend son petit-déjeuner dehors, au milieu des poussières et des bruits, dégoûtée par l’odeur du plat favori de son mari — composé de nouilles instantanées aux œufs. Dans Made in Vietnam, Phuong s’ennuie, partout, chez elle, chez ses parents, chez ses beaux-parents. Dans T. a disparu, l’héroïne, quitte le nid conjugal, et cette fois pour de bon.

Thuân décrit souvent l’ennui, la tristesse, le désarroi avec humour et dérision. C’est dans le recours au rire qu’elle puise sa force.
  • 2. Made in Vietnam
A Hanoi, en l’an 2000, embauchée comme rédactrice du Courrier du Cœur de la revue Femmes, Phuong découvre un nouvel univers et regarde bientôt son existence quotidienne d’un œil différent : son mari passionné de chaussures, ses parents anciens cadres mais nouveaux riches, ses frères et sœurs exilés en Allemagne, ses collègues journalistes absorbés par leurs multiples trafics, ses amants tous nommés Khanh,… A travers son itinéraire de Hanoi — capitale socialiste austère — à Hochiminh Ville, ex-Saigon, mégalopole méridionale occidentalisée, le lecteur aperçoit le Vietnam sous son nouveau jour : une société post-communiste, un peuple en voie de développement, une économie de marché à orientation socialiste, en tout cas un pays et non pas une guerre ni une carte postale.

Sur un ton où s'entremêlent humour et ironie, ce livre de 192 pages, sans chapitres ni paragraphes, raconte mille et une facettes de la vie made in Vietnam. Passionnée du langage, Thuận crée des rythmes étranges pour ses phrases. Dès son premier livre, elle a bousculé le code romanesque traditionnel afin de déranger le lecteur. Made in Vietnam se clôt sur cette déclaration : « Tous les personnages de Made in Vietnam sont réels » avant de « remercier ceux qui sont restés pendant deux mois dans cette histoire et ont créé des situations imprévues : Duong Tuong, traducteur vivant à Hanoi, dans le rôle du traducteur célèbre, soixante-dix ans ; Phuong Thanh, chanteuse, dans le rôle de Madonna ; six millions d’habitants de Saigon dans le rôle des six millions d’habitants de Saigon, etc. », en particulier « Pham Thi Hoai, dans le rôle de l’auteure de Made in Vietnam ».

  • 3. Paris le 11 Août
Inspiré de la canicule de 2003 en France, ce roman retrace l’itinéraire de deux jeunes Vietnamiennes vivant à Paris, Liên et Mai Lan. Liên travaille comme femme de compagnie de personnes âgées et perd son emploi au terme de cet été meurtrier. Mai Lan est fille entretenue et interprète. Si elles sont Hanoiennes et nées la même année, elles s’opposent sur tous les plans. Autant Mai Lan est jolie et extravertie, autant Liên est hideuse et timide. Mais la beauté de Mai Lan ou la laideur de Liên peuvent-elles apaiser leur souffrance d'exil ?

A travers ces deux chemins qui se sont croisés un après-midi de 2003 au supermarché Tang Frères, le lecteur est captivé par des faits crus mais fantaisistes de plusieurs univers. Mêlant d’autres destins d’exilés — Cubains, Tchèques, Libanais — , le roman dévoile une certaine France vue par ses immigrés.

D’une écriture tissée d’humour et de grâce, Paris le 11 Août est un texte où s’imbriquent fiction et documentaire : ses 22 chapitres débutent chacun par un extrait d’articles traitant de la canicule de 2003. Il a reçu en 2006 le prix de l'Union des Ecrivains du Vietnam.
  • 4. T. a disparu
Le 4e roman de Thuân change de point de vue. Si dans les premiers textes, l’histoire est narrée par une femme, dans T. a disparu dont l’intrigue se déroule à Paris, le personnage central est un homme, un Français. Certes, T, sa femme, est d’origine saïgonaise, mais elle ne lui a jamais rien raconté de sa ville natale. De toute façon, le lecteur ne l’entend jamais, car lorsque le roman s’ouvre, elle a déjà disparu. Le livre n’évoque aucune réalité vietnamienne hormis une scène, anodine, qui se déroule dans le 13e arrondissement. Par ailleurs, dans l’imaginaire du héros qui n’a jamais mis les pieds au Vietnam et ne s’intéresse que fort peu à ce pays, il est souvent confondu avec le Japon.

T a disparu, emportant avec elle non seulement son corps, mais aussi toutes ses traces, y compris ses photos et son nom. Nommer ses personnages constitue un défi pour les romanciers. Or ceux de Thuân, mêmes les plus importants, sont souvent anonymes. Dans ce roman, c’est le cas du héros. Quant à l’héroïne, elle est désignée simplement par l’initiale T. Dans la pensée de son mari qui est aussi le narrateur de l’intrigue, ses souvenirs à elle ne tiennent jamais trois lignes, au point que le lecteur doute de son existence. Qui est T ? reste à la fin du roman une question sans réponse.

T a disparu ressemble à un roman à suspense dont l’atmosphère policière est source de divertissement. Mais très vite, l’on s’aperçoit que celle-ci ne va pas sans drame. Si les héroïnes de Thuân s’ennuient souvent, comme nous l’avons constaté, leurs maris semblent ignorer ce sentiment, sauf le personnage de T a disparu. Face à l'énigme de la disparition de sa femme, il mène l’enquête, pour essayer de comprendre le motif de ce départ certes, mais davantage pour tuer l’ennui. Du moins, c’est son aveu. Dans l’œuvre de Thuân, le conflit conjugal ne s’est jamais exprimé autrement que par le silence, le non-dit ou la fugue.

C’est dans l'intérêt de l’auteure pour le sujet déstructuré, décentré, déshumanisé, dans la fragmentation et la discontinuité de son récit, que s’exprime l’art post-moderne de T a disparu.
  • 5. Vân Vy
Ce dernier roman de Thuân est composé de deux parties, deux récits qui s’emboîtent l’un dans l’autre. Le premier est l’histoire de B, homosexuel, qui a démissionné de ses fonctions de juge pour l’écriture et vit depuis dix ans avec le sida. L’autre est celle de Vy, jeune femme originaire de Hanoi, qui meurt d’ennui dans une vie monotone aux côtés de son mari, un médecin Viet Kieu — Vietnamien d’outre-mer — de vingt ans son aîné. Vân Vy est le roman d’une jeunesse loin d’être homogène. A côté de ceux qui, comme B, brûlent leur vie contre quelques instants de plaisir, apparaissent d’autres pour qui la vie signifie non seulement l’amour charnel, mais aussi le confort et la consommation. Le culte de la liberté individuelle est leur point commun. Avec ce roman, Thuân met fin donc à l’amour unilatéral de Chinatown et à la naïveté de Paris le 11 août.

Le personnage de B est inspiré de Guillaume Dustan, écrivain né en 1965 et mort du sida en 2005.

L’écriture de Vân Vy, comme souvent chez Thuân, est un mélange subtil d’humour et de fantaisie, d’inconfort et de grâce. [à suivre]

Đoàn Cầm Thi (Inalco)

mercredi 18 mars 2009

Un colloque réussi…


Au dire de tous, notre colloque
« Littératures d’Asie : traduction et réception »
des 13 et 14 mars 2009 a été une réussite.

Nous avons pu écouter 20 communications prononcées par des spécialistes de notre université et d’autres venus d’Italie, de Chine, de Lyon, de Paris, de Montpellier, de Corée, et du Vietnam au sujet des littératures écrites en hindi, en chinois, en vietnamien, en coréen et… pour la première fois dans notre équipe, en tibétain.

La traduction de genres très différents a été abordée : théâtre, roman ancien et contemporain, poésie ancienne, moderne et contemporaine… et même séries télévisées. Certaines communications ont mis l’accent sur la théorie de la traduction quand d’autres restaient dans des domaines très pratiques. D’autres encore ont davantage insisté sur la réception des œuvres traduites ou les influences qu’elles avaient subies de la part des littératures étrangères. Tout cela était fort stimulant et enrichissant.

Ces communications seront accessibles en ligne dès que chacun les aura revues et corrigées en vue de leur publication.

Le prochain rendez-vous scientifique de notre équipe sera le colloque « Le roman en Asie et ses traductions » des 11 et 12 décembre 2009, qui devrait aussi apporter un nouvel éclairage sur les questions qui préoccupent les membres de notre équipe et tous les amateurs et spécialistes des littératures d’Asie et de leur traduction.

En attendant, un montage de photos prises au cours de nos journées témoignera de l’ambiance studieuse, mais aussi souvent joyeuse qui y régnait….
N.D.

mardi 17 mars 2009

La sinologie française en question

Le temple de Confucius de Pékin en travaux
(septembre 2007 - cliché P.K.)

L’Association Française d’Etudes Chinoises (AFEC)
a programmé pour les 13 et 14 novembre 2009,
la tenue à l’Université Paris Diderot d'un grand colloque intitulé

« Assises des Etudes chinoises.
La sinologie introuvable ? »


Un long argumentaire de cinq pages (téléchargeable à partir d'ici) cadre le propos de cette manifestation :
« Les débats s’ouvriront par un état des lieux des études chinoises en France (recherche et enseignement). Ils se poursuivront autour de quatre grandes questions : la transformation des objets sur lesquels nous travaillons, le renouvellement de nos méthodes et de nos outils, une réflexion sur les institutions des études chinoises et la mesure de notre place dans l’espace social. »
Comme le formule l'appel à communications qui « s’adresse aux enseignants, chercheurs, représentants du monde de l’entreprise et des administrations impliqués dans les études chinoises », l’AFEC souhaite
« ouvrir un espace de dialogue sur des sujets qui intéressent de manière transversale l’ensemble des professionnels, quelle que soit la discipline qu’ils pratiquent (...) ou qu’ils viennent du monde de l’entreprise ou des administrations. L’ambition est de s’interroger sur nos pratiques d’enseignement et de recherche, sur la diffusion de nos travaux, en regardant aussi du côté de nos partenaires européens. Cette manifestation a vocation être un lieu d’échanges permettant de surmonter les coupures intellectuelles et institutionnelles jugées quelque peu réductrices entre les domaines de spécialités. Il ne s’agit pas seulement de dresser un constat, mais également de tracer des perspectives pour l’avenir.

Les propositions de communication pourront concerner l’une des questions suivantes :
  1. L’enseignement de la langue chinoise
  2. Les départements universitaires de langue et de civilisation chinoise
  3. Le renouvellement des outils et des méthodes
  4. Les institutions des études chinoises
  5. Les études chinoises dans la société
Les propositions sont à faire parvenir à colloque2009@afec-en-ligne.org sous la forme d’un document d’une page avant le 1er mai 2009. Les comités scientifique et d’organisation confirmeront l’acceptation des propositions au plus tard le 15 juin 2009. Pour plus d’informations, on se reportera au site web de l’AFEC : http://www.afec-en-ligne.org

lundi 16 mars 2009

JSC


L'absence de billet sur le Japon et sa littérature dans les colonnes de ce blog ne signifie pas que notre équipe se désintéresse de ce continent littéraire si riche. Loin de là ! Cette présente incursion en terre nippone en fournira une modeste preuve. Néanmoins, elle n'ambitionne pas d'éponger à elle seule le retard accumulé comme le ferait un castella 카스텔라 asséché par deux années d'attente --- cette métaphore osée parlera à tous ceux qui ont assisté à la communication de Hye-Gyeong Julie Kim-De Crescenzo, intitulée « Traduire la nuance dans le texte littéraire coréen » et donnée lors de notre dernier colloque, succulente communication pendant laquelle il fut notamment question d'un certain gâteau mousseline japonais d'origine portugaise, le kasutera カステラ, appelé en anglais « Japanese sponge cake ».

Ce billet hasardeux au titre codé se contentera donc de fournir sans trop les commenter des liens vers des sites utiles croisés récemment et qui sont en relation avec le projet d'inventaire des traductions françaises des littératures d'Asie dont j'ai eu l'honneur de parler à l'occasion du même colloque et que j'avais évoqué ici même voici presque un an :

  • Shunkin.net : ce site, régulièrement mis à jour, est consacré aux traductions françaises de littérature japonaise. Il traitre de la production de quelque trois cents auteurs et recense plus de mille titres avec, à chaque fois, la présentation des éditeurs et des liens internet utiles. Il a aussi ouvert deux dépendances : une consacrée à Tanizaki Jun'ichirō 谷崎潤一郎 (1886-1965), l'autre à Yumeno Kyûsaku 夢野久作 (1889-1936) et surtout à Dogra-Magra ドグラ・マグラ (1935), « son chef-d’œuvre, un roman inclassable de sept cent pages, qu’il mit plus de dix ans à écrire » et que Patrick Honnoré, webmaster de Shunkin.net, a traduit, en 2003, pour les Editions Philippe Picquier ainsi que six autres textes : « Œuvre stupéfiante, inclassable, Dogra Magra est à la fois une performance d'écriture inégalée et un extraordinaire roman policier au programme paradoxal : un roman où l'assassin est la victime… Ce roman place l'auteur sur un pied d'égalité avec Kafka et Poe. »
  • Japanese Literature Publishing Project (JLPP) : Où l'on retrouve Dogra Magra et grâce à Simon Brossard, on apprend justement que ce « Roman fantastico-policier hors-norme d'un auteur atypique des premières années de l'ère Showa, encore inconnu en France, [...] méritait bien d'inaugurer le programme du JLPP ». Si le site francophone de ce Programme d'aide à la traduction et la Publication de la Littérature Japonaise propose depuis peu un nouvelle interface graphique (28/09/2008), la mission du JLPP reste la même depuis sa création en 2002 par l’Agence Japonaise des Affaires Culturelles (Bunkachō). « Il s'agit de conduire un vaste projet de promotion de la littérature japonaise en soutenant financièrement la traduction et la publication d’œuvres majeures de la littérature japonaise moderne et contemporaine (globalement post-Meiji), en anglais, français, allemand et russe, et encore inédites dans chacun de ces domaines linguistiques. » Une base des traductions françaises est consultable sur le versant français, comme les traductions anglaises sur le site anglais, idem pour le russe et l'allemand. Un passage par le site japonais s'impose pour ceux qui, naturellement, peuvent lire cette langue. Notons au passage que le programme JLPP 2008 d’aide à la traduction a retenu pour partie des ouvrages et des auteurs sélectionnés sur le thème du voyage --- comme le premier numéro de notre revue en ligne, Impressions d'Extrême-Orient (IDEO), dont la mise en ligne est imminente.
La page de liens du JLPP permet d'accéder au site des Editions Philippe Picquier et à Shunkin.net, comme à un certain nombre de sites dont les deux suivants :
  • Plathey.net qui est un « site personnel bien documenté et régulièrement mis à jour : critiques de livres, bibliographies et biographies d’une trentaine d’écrivains contemporains »
  • La Société Française des Études Japonaises dont la page « actualités » lindique qu'en même temps que nous à Aix-en-Provence, s'est tenu à la Cité Internationale universitaire de Paris, Maison du Japon un Colloque international organisé par l'Inalco et ICU (Tôkyô), sur « La parodie dans la culture japonaise ». Elle annonce également la prochaine tenue du Quatrième Colloque d'Etudes Japonaises de l'Université de Strasbourg, sur le thème « Censure, autocensure et tabous », du 19 au 22 mars 2009, Université de Strasbourg, Colmar, CEEJA


Pour finir ce survol trop rapide, je me pencherai sur une des dépendances de la Japan Foundation qui est « the first organization that specializes in international cultural exchange in Japan ». Cette base de données qui a pour nom The Japanese Literature in Translation Search, « covers Japanese literary works translated into other languages, mostly after World War II. Searches can be made either in Japanese character or Roman letters. » Elle est régulièrement mise à jour comme en atteste la présence d'une fiche pour une traduction française toute récente, savoir Errances dans la nuit (暗夜行路, 1921) de Shiga Naoya 志賀直哉 (1883-1971) dont Shunkin.net parle ainsi : « Dès sa sortie de l'école des Nobles en 1906, Shiga Naoya suivit des cours de littérature anglaise à l'université de Tôkyô mais interrompit bientôt ses études pour se consacrer à l'écriture. Il compte parmi les pionniers qui forgèrent le japonais moderne à partir du langage parlé. Il est considéré comme l'un des plus grands écrivains du Japon contemporain. » Voici la fiche :
Titre : Errances dans la nuit
Author (Japanese) 志賀直哉
Author (Japanese Kana) シガナオヤ
Author
SHIGA Naoya
Date of Birth
1883
Date of Death
1971
Original Title (Japanese) 暗夜行路
Original Title (Japanese Kana) アンヤコウロ
Original Title
An'ya koro
Title
Errances dans la nuit
Translator
Marc Mecreant
Language
FRE
Collection Title
ISSN / ISBN 9782070772773
Company and Place of Publication
Editions Gallimard, Paris
Country of Publication
FRANCE
Page
503
Date of Publication
2008
JBN
Pour être complète, il y manque, pour le moins la mention, de la collection « Connaissance de l'Orient », ainsi qu'un avis sur la qualité du travail réalisé par le traducteur, la présence ou non d'un appareil critique, la nature de ce paratexte ….

Dans Errances dans la nuit, nous dit l'éditeur, « Le narrateur doit faire face à deux crises morales successives. La première est liée à ses tentatives d'épouser une personne proche de sa famille. Son frère lui révèle alors qu'il est un enfant du péché, fils de sa mère et de son grand-père, le beau-père de sa mère. La seconde a lieu, lorsque, après un mariage réussi, son enfant meurt ». Cette œuvre, déjà traduite en anglais et en bulgare, et son auteur font l'objet de l'attention de plusieurs sites que seul le japonisant sera en mesure de goûter [voir ici et ]. Gageons que les autres se contenteront de la traduction en dégustant des castellas. (P.K.)