samedi 23 octobre 2010

Hommage d’un traducteur à une traductrice


Le 4 octobre 2010, Liliane Dutrait nous a quittés. Elle luttait contre son cancer depuis des mois et des mois. Elle a gardé espoir jusqu’au dernier jour pour elle bien sûr, mais je crois surtout pour les autres, pour ses enfants, ses amis, pour moi. Membre associée de notre équipe, elle voulait se faire la plus discrète possible, refusant souvent de venir à des réunions où elle estimait ne pas avoir de légitimité pour siéger. Et pourtant, diplômée en histoire de l’art et archéologie de l’Université de Provence, diplômée en chinois de l’Université de Bordeaux III, elle avait toute légitimité à faire partie de notre équipe, même si elle n’avait pas de poste à l’université. Elle a possédé la carte de journaliste pendant de nombreuses années, journaliste à Archeologia, Impressions du Sud, La revue de la céramique et du verre, et bien d’autres encore. Elle a écrit des milliers d’articles, soit de vulgarisation, soit d’un haut niveau scientifique. Les champs qu’elle couvrait m’impressionnaient beaucoup : histoire, archéologie, littérature, céramique, céramique chinoise ancienne ou contemporaine, sciences (je me souviens des articles de vulgarisation qu’elle a écrit dans la revue Ça m’intéresse). Récemment, elle avait décidé de se débarrasser des archives qu’elle avait accumulées et qui, à ses yeux, commençaient à encombrer notre maison. Elle estimait que tout pouvait être consulté sur Internet et qu’il n’était plus besoin de garder ces vieux papiers… Ce qui me frappait toujours, c’était sa manière de ne rien négliger quand elle préparait un article. Une recherche minutieuse, des prises de contact nombreuses et un soin extrême dans la rédaction…

Sa deuxième carrière a été celle de correctrice et rédactrice. Elle a travaillé pour de nombreux éditeurs français et étrangers. Certains mentionnaient son nom, mais c’est une pratique assez rare. Elle était très sollicitée en raison de ses larges compétences. Tel ouvrage concernant la Chine lui était envoyé parce qu’elle était imbattable dans la transcription du chinois en pinyin… Tel autre en raison de sa connaissance profonde de la céramique et de sa fabrication.
Elle a même fait du rewriting, dans l’ombre des auteurs, et n’a pas toujours reçu de remerciements, pourtant mérités, pour telle ou telle œuvre primée. Quand je lui faisais part de mon mécontentement à ce sujet, elle se contentait d’arborer le grand sourire que ses amis et sa famille lui connaissaient bien.

Quand je me suis lancé dans la traduction, tout naturellement, ma première lectrice, c’était elle. Mon manuscrit, ou plutôt « tapuscrit » revenait sur mon bureau couvert de corrections notées en rouge (il fallait toujours un feutre rouge à pointe très fine). Après avoir publié plusieurs traductions avec la mention « traduit par Noël Dutrait », mais avec en page de garde un remerciement à Liliane Dutrait, nous nous sommes dit qu’en fait nous faisions bien une traduction « à quatre mains » et c’est avec La Montagne de l’Ame de Gao Xingjian, publié en 1995, que son nom est apparu en bonne place à côté du mien sur les couvertures. Un collègue m’avait fait remarquer que la courtoisie eût voulu que l’on inscrivît « traduit par Liliane et Noël Dutrait » (Ladies first). En réalité, ce choix avait été discuté entre nous. Comme c’est moi qui faisais le passage du chinois au français (le premier jet), et qu’elle intervenait lors de la relecture et des corrections, nous étions tombés d’accord pour mentionner « traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait ».

Traduire avec Liliane, c’était prendre son temps, relire autant de fois que nécessaire, ne jamais se contenter d’un à peu près, vérifier systématiquement du début à la fin du roman que tout était cohérent : les noms de personnages, les sites géographiques, la traduction des expressions figées, proverbes, comptines… Combien de fois m’a-t-elle faire remarqué que dans mon « premier jet » j’avais traduit un proverbe d’une manière à telle page et d’une autre manière à telle autre ? Il est vrai que parfois, pressé par le temps, je le faisais consciemment, en me disant que nous pourrions ultérieurement faire le meilleur choix entre les différentes propositions. Combien de fois aussi m’a-t-elle fait remarqué que telle phrase ne paraissait pas logique par rapport au contexte, que tel personnage ne pouvait pas apparaître à cet endroit, que la maison de tel ou tel personnage était parfois à l’est, parfois à l’ouest du village ? Aucune erreur, aucun faux-sens, aucun contre-sens n’échappait à sa vigilance (ou si c’est le cas, la faute n’en incombe qu’à moi-même). Elle n’hésitait pas à retourner au texte chinois pour vérifier si elle-même ne s’éloignait pas trop du texte original.
Naturellement, traduire à quatre mains peut engendrer de vives discussions, des oppositions, des disputes même, mais dans ces cas-là, elle savait toujours proposer une pause, une promenade, un tour dans le jardin…
La dernière lecture se faisait toujours à haute voix. C’est moi qui lisais sur l’écran de l’ordinateur et elle écoutait, souvent les yeux fermés. Elle m’arrêtait chaque fois qu’une aspérité du texte incongrue apparaissait. Et la discussion reprenait, souvent accompagnée par une lecture de la phrase ou de la page entière en chinois pour entendre « la musique de la langue ».
En général, nous faisions ces traductions en plus de notre travail personnel. Mais il nous est arrivé aussi de décider de passer dix jours ou plus de nos vacances à traduire intensément, pour être sûrs de rendre à temps notre traduction : ce fut le cas pour Beaux seins belles fesses de Mo Yan et aussi pour Quarante et un coups de canon de Mo Yan également. Nous nous étions isolés dans une maison à la campagne et nous traduisions depuis tôt le matin jusqu’au milieu d’après-midi, et nous promenions l’après-midi, puis le soir était consacré aux lectures, écoutes de musique ou sorties (jamais de travail le soir)… Et dans les bois, dans les prés, au cours de nos sorties, nous continuions à chercher (et souvent à trouver) la traduction la plus juste de telle ou telle phrase, telle ou telle expression.

Liliane était aussi une grande lectrice : romans, romans policiers, français et étrangers. Parfois elle me lisait une phrase traduite du japonais, de l’islandais, du finnois… et me la donnait en exemple par rapport à tel ou tel passage que nous étions en train de traduire.
Quelques jours avant sa disparition, j’ai pu lui montrer la dernière édition de notre œuvre commune, que nous avions dédicacée à nos enfants, Vincent et Isabelle. Il s’agissait de La Chine et les Chinois paru dans la collection Les Encyclopes chez Milan Jeunesse. C’était elle qui avait reporté il y a quelques mois les corrections nécessaires pour la réédition de cet ouvrage de vulgarisation paru la première fois en 2005. Notez que les auteurs de cet ouvrage sont bien Liliane et Noël Dutrait, (et non l’inverse comme pour les traductions) car c’est bien elle qui en a rédigé la majeure partie.
Et enfin, le dernier travail qu’elle a effectué a été la relecture de nombreux textes qui constitueront le numéro 2 de notre revue IDEO, Impressions d’Extrême-Orient.

23 octobre 2010. Noël Dutrait

lundi 18 octobre 2010

Les écritures qui révèlent ces dames



Les 13 et 14 octobre 2010, s’est tenu à Strasbourg un colloque sur le thème « Les écritures qui révèlent ces dames », à l'initiative du Groupe d'études orientales (GEO) de l'Université de Strasbourg, le deuxième d’une série de cinq rencontres sur les problématiques du genre. Marie Bizais, Maître de conférences au département d'études chinoises de l'Université de Strasbourg, organisatrice de cette manifestation, a réuni pour l’occasion des spécialistes de plusieurs aires culturelles, du pourtour méditerranéen jusqu'à l'Extrême-Orient, afin de présenter et débattre d’une sélection de textes dédiés à la femme ou empruntant une voix féminine.

L’objet de ce billet est de récapituler, de façon succincte, les thèmes développés par les différents intervenants dont les exposés avaient trait à la culture chinoise. Pour un compte rendu reprenant l'intégralité des communications, vous pouvez visiter ce lien.

Nicolas Zufferey, a choisi d'attirer notre attention sur « l’écriture féminine dans la poésie chinoise de la dynastie Han (206 av. J.-C ? – 220 apr. J.C.) » et plus particulièrement sur la question de l'attribution des poèmes empruntant une voix féminine à des auteurs féminins, en rappelant que l’écriture féminine à cette époque est davantage le fait de poètes masculins (poèmes d’impersonation) que de femmes, lesquelles avaient peu accès à l’éducation et ne faisaient pas partie du Bureau de la Musique (yuèfǔ), le conservatoire officiel de la dynastie Han. Au moyen de trois poèmes illustrant le thème de la femme exilée chez les « barbares » et de la nostalgie du pays natal, ou celui de la complainte du gynécée, chantant par exemple la jalousie de l’épouse délaissée, ou la femme qui se languit de son mari parti au loin, Nicolas Zufferey a montré combien l'interprétation de ces textes est difficile, étant donné que le sens de certains passages est parfois moins important que leur musicalité, que peu de marqueurs du genre sont employés, que contrairement à la morale, les sentiments ne sont pas genrés dans la culture chinoise, les larmes ou le courage n’appartenant pas plus à la femme qu’à l’homme, et enfin, parce que le sujet de l’éloignement peut aussi bien évoquer la séparation de deux amis, l’éloignement entre un prince et un ministre ou entre un mari et sa femme, la distance entre les époux pouvant de surcroît servir de métaphore pour illustrer la désaffection du prince à l'égard d'un ministre, comme l’a souligné par ailleurs Marie Bizais. Il a également été rappelé que l'attribution des textes anciens à un auteur unique restait très incertaine, dans la mesure où ils furent généralement composés par strates, par des auteurs qui se succédèrent dans le temps.



Marie Bizais nous a présenté un autre exemple d’écriture poétique, datant de la dynastie des Jin occidentaux (265-316), dans laquelle des hommes empruntèrent une voix féminine, sous la forme de la correspondance fictive qu’échangèrent les frères Lu Ji (261-303) et Lu Yun (262-303) avec leurs épouses respectives, restées à Songjiang, tandis qu’ils étaient partis vivre à la capitale, Luoyang. La forme des poèmes et les distances importantes qui séparaient les époux plaident en faveur de l’hypothèse selon laquelle les réponses des épouses furent en réalité écrites par les frères Lu eux-mêmes. Il s'agit en effet vraisemblablement d'un jeu littéraire fondé sur un travail de versification, rappelant la correspondance qu'échangèrent Qin Jia et son épouse Xu Shu, sous la dynastie des Han orientaux (25-220). Dans l’un des poèmes attribué à la femme de Lu Yun, celle-ci réagit aux compliments de son époux comme si elle ne méritait pas un tel épanchement amoureux et exprime sa jalousie à l'égard des attraits des danseuses de la Cour, qui sont certainement bien plus attirantes qu'elles !

François Martin nous a conviés pour sa part à le rejoindre un peu plus tard, sous la dynastie Liang (502-557) en nous intéressant à « la préface des Nouveaux chants des terrasses de Jade et à sa ( ?) destinataire ». L’anthologie du Yutai xinyong, compilée en 534 sous l’ordre du prince Xiao Gang, présente l'originalité de ne pas rechercher une littérature noble, se proposant au contraire comme un modèle de poésie légère, exclusivement consacrée à l’amour, véritable plaidoyer pour une littérature d’agrément, pour le plaisir et l'art pour l'art, conception nouvelle dans la théorie littéraire chinoise, à laquelle s’opposait le père de Xiao Gang, l’empereur Wudi. Xu Ling souligne dans sa préface la beauté des femmes du gynécée, mais aussi leur désoeuvrement, et le fait que, sitôt enceintes, elles tombaient en disgrâce et étaient remplacées par une nouvelle favorite. Il présente sa compilation de poèmes galants comme des oeuvres dont ces femmes pourront s'inspirer pour composer, trompant ainsi agréablement l’ennui. On a pensé que l'impératrice Xu, (dont on raconte qu’elle buvait et était jalouse au point qu’elle aurait empoisonné une concubine de l’empereur, qui la condamna à se suicider, réalité sordide contrastant avec la beauté du gynécée dépeinte dans la préface), était peut-être la destinataire de ce recueil, cependant il est tout à fait possible que celui-ci ne chante pas seulement une femme, mais « la » femme. L’impératrice Xiao, épouse de l’empereur Yang des Sui, composa à son tour un fu dans lequel elle exprimait son mécontentement d’être délaissée par son mari, en utilisant le même contrepoint tonal que celui de cette préface, ce qui atteste de sa connaissance du texte dont elle rejette, non le style, mais l'image soumise qu’il donne des femmes, leur claustration dans des chambres dorées qui ne lui inspirent que le mépris. Il s'agit du seul témoignage de la réception de l'oeuvre par une femme dont nous ayons connaissance.

Vincent Durand-Dastès a choisi d’évoquer des textes adressés à des femmes disciples du taoïsme, dont non seulement la beauté mais aussi la physiologie (les écoulements des menstrues, de l’enfantement, etc.) constituent un obstacle sur la voie du Tao. On retrouve ici l’impureté de la femme propre au bouddhisme, que la religion chinoise a intégré, impureté qui la condamne à ne pouvoir atteindre l'immortalité, à moins de donations aux temples lui permettant de bénéficier d’intercesseurs religieux. Le taoïsme propose heureusement une technique, appelée « décapiter le dragon rouge », visant à contrôler les écoulements féminins, tandis que ce contrôle s’exerce chez l’homme vis-à-vis de son essence séminale. La femme étant accusée de détourner les hommes de la maîtrise de leurs désirs, doit éviter la fréquentation des lieux offrant une promiscuité dangereuse et veiller à ne pas exposer son corps. Vincent Durand-Dastès nous a régalés d'extraits savoureux, parmi lesquels la saisissante histoire de Sun bu'er, « Sun la non duelle », une disciple taoïste qui vécut au XIIe siècle : ne voulant pas embrasser la voie des véhicules inférieurs, elle fit preuve d’un renoncement exemplaire – dont ces lignes ne trahiront rien –, qui lui permit d’accéder au véhicule supérieur.

De retour à l’époque contemporaine, Muriel Finetin a quant à elle présenté les měinǚ zuòjiā, ces « belles écrivaines » chinoises qui se sont attiré les foudres des critiques et de la censure après avoir envahi toute la sphère publique, en affichant dans leurs récits ou sur leurs blogs des personnages féminins qui se mettent à nu jusqu’à la limite de l’écorchement, en faisant voler en éclat la conception traditionnelle de la féminité, caractérisée par le silence, la pudeur et la soumission. Recourant à des images et un langage crus, ces écrivaines et blogueuses ont employé une écriture du corps qui est celle de l’intimité et du désir féminins, de l’immédiateté et de la liberté individuelle, une écriture qui, au-delà d'une apparence narcissique, superficielle et décadente, est porteuse d'une quête d’identité et d’un questionnement profond sur le statut de la femme chinoise. Dans leurs oeuvres, les « belles écrivaines » rejettent la culture phallocratique et dénoncent l’assujettissement de la femme au désir masculin, en tentant, par la transgression sexuelle, de subvertir la conscience de soi imposée par l'ordre social établi, dans une économie de marché sexiste.

Marie Laureillard-Wendland, n’ayant pu prendre la parole lors de ce colloque, a confié à Marie Bizais le soin de lire à l’assistance un résumé de sa communication, intitulée « Une écriture féminine, féministe ou pour les femmes ? Hsia Yu, Ling Yu et la poésie taiwanaise contemporaine. » En se démarquant d’une image de la féminité associée à la joliesse et en adoptant un style très particulier, Ling Yu dénonce dans ses poèmes l'absurdité du monde contemporain, tout en rejetant le statut de féministe. Xia Yu, pour sa part, écrit des poèmes contestataires en utilisant la sexualité féminine comme moyen de subversion. L’écriture des deux poétesses taiwanaises est médiatrice avant tout de leur identité féminine.


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Cette brève présentation des sujets abordés lors de ce colloque ne saurait évidemment rendre compte de l’éloquence des intervenants, de l’étendue des savoirs qu’ils ont mobilisés, ni même de la portée de leurs réflexions, qui constituent la richesse irréductible de leurs exposés. C’est pourquoi, en attendant la publication prochaine de leurs communications, cet article n’a pas d’autre ambition que d'en conserver une mémoire nécessairement partielle et terriblement imparfaite, malgré l’enthousiasme sincère et toute la bonne volonté de son auteur.