samedi 24 décembre 2011

Impressions d'Extrême-Orient, numéro 2

A la veille de Noël, je suis heureux de vous annoncer la mise en ligne du deuxième numéro de notre revue Impressions d’Extrême-Orient.

Il propose, en texte intégral, 13 des 19 communications données lors du colloque organisé par la jeune équipe de recherche « Littératures d’Extrême-Orient, textes et traduction », les 13 et 14 mars  2009 (Université de Provence, Aix-en-Provence). 

Ce colloque intitulé « Littératures d’Asie : traduction et réception » avait permis d’explorer ces deux thématiques dans plusieurs espaces culturels asiatiques dont rend pleinement compte ce choix, savoir la Chine ancienne avec Solange Cruveillé et Philippe Postel, la Chine moderne avec Chou Tan-Ying et Paolo Magagnin, la Chine contemporaine avec Nicoletta Pesaro, Noël Dutrait et Patrick Doan, l’Inde de la Bhagavad-gītā avec Elizabeth Naudou, le Tibet d’aujourd’hui avec Françoise Robin, la Corée actuelle avec Hye-Gyeong Kim-De Crescenzo, Le Min Sook, Han Yumi et Hervé Péjaudier, et enfin le Vietnam du Kim Vân Kiêu avec Nguyen Phuong Ngoc.

En voici la table des matières :
  • Noël Dutrait, 
« IDEO, numéro 2 »
Avant-propos
  • Solange Cruveillé, 
« Études et traductions occidentales sur le Taiping Guangji 太平广记 (Vaste recueil de l'ère de la Grande Paix) »
  • Philippe Postel
, « Les traductions françaises du Haoqiu zhuan »
  • Chou Tan-Ying, 
« L’éventail aux fleurs de pêcher comme métaphore de la vie : Réflexions sur la traduction des références intertextuelles dans Rose rouge et rose blanche d’Eileen Chang »
  • Paolo Magagnin
, « La traduction et la lettre, ou le ryokan du lointain : vers une pratique de la différence dans la traduction des langues orientales »
  • Nicoletta Pesaro, 
« Feishiyi de ci 非诗意的词, la parole peu poétique : réflexions sur la traduction de Mu Dan (1918-1977) »
  • Noël Dutrait
, « Les traductions du théâtre de Gao Xingjian par lui-même »
  • Patrick Doan, 
« De la difficulté de traduire les feuilletons télévisés chinois »
  • Elizabeth Naudou, 
« Traduire la poésie sanskrite : l’exemple de la Bhagavad-gītā»
  • Françoise Robin
, « Ceci n’est pas un navire. Interprétations et lectures du poème de Jangbu (Ljang bu) Ce navire peut-il nous mener sur l’autre rive ? (Gru gzings chen po ’dis nga tsho pha rol tu sgrol thub bam, 2000) »
  • Le Min Sook, 
« La traduction des titres de romans de Kim Dong-ri (1913-1995) »
  • Hye-Gyeong Kim-De Crescenzo, 
« Traduire la nuance dans le texte littéraire coréen »
  • Han Yumi,  Hervé Péjaudier, 
« L’« autre » texte : ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre »
  • Nguyễn Phương Ngọc, 
« Dragons et phénix, ou comment traduire les expressions exotiques du vietnamien »
Je vous souhaite, non seulement une bonne lecture de ces travaux savants, mais aussi d’agréables fêtes de fin d’année et vous donne rendez-vous à la rentrée pour vous faire part des projets de notre petit groupe de recherche au moment de sa fusion avec l’IRSEA et au début d’une nouvelle existence au sein de l’IrAsia...

jeudi 15 décembre 2011

Yuan Mei, enfin !


« Le Maître ne parlait ni du fantastique, 
ni de la violence, ni du désordre, ni du surnaturel. » 
Lunyu 論語 (Entretiens de Confucius), VII,20 

121ème ouvrage à paraître dans la collection « Connaissance de l'Orient », à l'avenir désormais incertain depuis la disparition de Jacques Dars en décembre 2010, Ce dont le Maître ne parlait pas est donc enfin sorti en librairie le 17 novembre dernier, après plusieurs mois d'une longue attente et après avoir vu sa parution différée à plusieurs reprises. Due aux talents conjugués de Chang Fu-jui (Tchang Fou-jouei) 張馥蕊, de sa fille Jacqueline Chang et de Jean-Pierre Diény, cette traduction partielle du Zibuyu 子不語 de Yuan Mei 袁枚 (1716-1798) nous propose 135 récits sur les 747 (sauf erreur ou omission) que compte ce célèbre recueil de courtes histoires à dominante fantastique (ou merveilleuse, ou surnaturelle, je laisse à de plus savants que moi le soin de choisir l’adjectif adéquat) que son auteur, alors sémillant septuagénaire, publia en 1788, et qu'il compléta quelques années plus tard par une suite du même tonneau. D’emblée, une introduction d’une vingtaine de pages dresse un beau portrait de cette figure hors norme des lettres chinoises que fut Yuan Mei, sans rien nous cacher des rapports souvent épineux qu’il a entretenus avec la critique et la censure morale de son époque, et même au-delà. L'ouvrage est complété par un très instructif appendice analytique et s'achève par un post-scriptum dans lequel J.-P. Diény rend hommage au « parfait lettré chinois » (dixit Jacques Dars) que fut Chang Fu-jui, décédé en mai 2006 à l'âge de 90 ans, et retrace la genèse de cette traduction, née d'un projet de doctorat semble-t-il abandonné en cours de route. 

Le Zibuyu, jusqu'ici, n'avait guère tenté les traducteurs français, à l’exception du père Léon Wieger, s.j., (1856-1933) qui en donna dans son Folk-lore chinois moderne, paru il y a plus d’un siècle, en 1909 pour être précis, des adaptations très libres, et par ailleurs savoureuses (pour ma part , je les lis et les relis toujours avec plaisir)... mais très libres quand même, et de Solange Cruveillé et Pierre Kaser qui en ont traduit, et véritablement traduit cette fois, une douzaine de récits qu’a publiés la revue Le Visage vert dans son n° 16 de juin 2009. Nous tenons donc aujourd’hui notre première « vraie » traduction française d'envergure. Fait notable, ses auteurs ont pris le parti de limiter leur choix aux seuls récits qui de près ou de loin ont partie liée avec le rêve : Le merveilleux onirique, tel est d'ailleurs le sous-titre qu'ils ont donné à leur recueil. 

Mais qu’on se rassure, ce choix n’a rien de restrictif, car pour Yuan Mei, le rêve n’est qu’un prétexte, un point de départ à partir duquel il nous entraîne, irrésistiblement, dans des histoires de toute sorte où son imagination sans frein s’en donne à cœur-joie. La plupart d’entre elles sont des histoires à faire peur : histoires de fantômes et de démons de tout poil, de vengeance d’outre-tombe, de châtiment aux enfers, de sorcellerie et d’envoûtement, j’en passe et des meilleures, bref, Yuan Mei n’est jamais en peine d’inspiration pour s’amuser à faire un courir un frisson d’épouvante sur l’échine du lecteur, n’hésitant pas au besoin à mettre en œuvre des moyens dignes du Grand Guignol : témoin parmi d’autres l’histoire n° 20, traduite sous le titre « Le dieu de la Ville se charge de sermonner une épouse » 城隍替人訓妻 où l’on voit ladite divinité, bien décidée à ramener à de meilleurs sentiments une bru impie doublée d’une épouse intraitable, rameuter une escouade de démons « porteurs de couteaux et scies, à la mine terrible et féroce », qui déploient sous les yeux horrifiés de la mégère tout un attirail de marmites d’huile bouillante et de moulins à viande. Heureusement pour elle, ce n’était qu’un rêve. Mais il est des rêves dont on ne sort pas indemne : à preuve celui que fait le malheureux bachelier Chen, dans l’histoire n° 47 intitulée « Zhang Youhua » 張又華, et dans lequel il se fait agresser physiquement par un démon malfaisant. Réveillé en sursaut, il se découvre porteur de blessures bien réelles dont il mourra bientôt. 

Mais tout n’est pas macabre ni sanguinolent dans ce recueil, tant s’en faut, et Yuan Mei n’hésite pas à faire alterner histoires d’épouvante et contes de fées classiques, comme avec « Le rêve de Xianting » 香亭記夢 (n° 113) où sont évoquées les amours d’un simple mortel et d’une femme-poisson aux étranges pouvoirs. Il arrive aussi que les rêves soient annonciateurs de bonnes nouvelles et tiennent leurs promesses (ce qui, il faut l’avouer, n’est pas toujours le cas) : dans le récit n° 126, « Un succès prévu » 預知科名, Yuan Nan, cousin de Yuan Mei et candidat à l’examen de licence, rêve qu’un inconnu lui prédit sa réussite à l’examen et lui révèle même le sujet qui va sortir. Tout se passera en effet comme prévu. Exemple, au rebours, de rêve trompeur : un certain Luo, qui se retrouve en rêve au tribunal des enfers, y apprend d’un sbire que son père est appelé à connaître un grand bonheur (dafu 大福). Hélas, en fait de grand bonheur, c’est l’hydropisie qui attend le père de Luo et qui l’emportera, car ce dafu n’était en réalité qu’un gros ventre 大腹 ! (« Un grand bonheur l’attend » 大福未享, n° 4). 

L’humour si particulier de Yuan Mei fait merveille dans plus d’un récit du Zibuyu, ce qui n’a pas échappé à notre équipe de traducteurs. Plusieurs récits qu’ils ont retenus pour leur anthologie sont d’une drôlerie achevée, comme « Le dieu de la Ville se charge de sermonner une épouse » déjà cité, ou encore le n° 11, « Le bachelier Qiu » 裘秀才, dans lequel le bachelier en question, en punition de son peu de respect pour les divinités locales et de son caractère procédurier, se voit fesser en place publique, conformément à la prophétie qui lui fut faite en rêve. Bref, on ne s’ennuie pas une seule seconde à la lecture de ce livre, qui n’a qu’un défaut, à mes yeux, celui de laisser en bouche un goût de trop peu. 

Quid, maintenant, de la traduction ? Si Jacqueline Chang est pour nous une nouvelle venue dans le domaine de la traduction littéraire, son père Chang Fu-jui et son maître Jean-Pierre Diény sont en revanche de vieilles connaissances, et leurs états de service parlent pour eux. On pouvait donc en toute quiétude s'attendre de la part de ce trio de traducteurs à un travail de très haute qualité : élégantes, savantes, précises, leurs traductions rendent enfin justice à un ouvrage qui a sa place à côté des Chroniques de l'étrange (Liaozhai zhiyi 聊齋誌異) de Pu Songling 蒲松齡 et des Notes de la chaumière des perceptions subtiles (Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記) de Ji Yun 紀昀. 

Je voudrais pour finir signaler quelques traductions du Zibuyu dont la lecture permettra de prolonger celle de Ce dont le Maître ne parlait pas
  • Tout d’abord, l’œuvre maîtresse du sinologue néerlandais J.J.M. [Jan Jakob Maria] de Groot (1854-1921), The Religious System of China, publié de 1892 à 1910, dont les 3 derniers volumes sont illustrés de larges extraits du Zibuyu, ou plutôt du Tsze puh yu pour reprendre sa transcription. Ses traductions sont de grande qualité et sont bien plus fidèles que celle de son contemporain Wieger. 
  • Ensuite, l’anthologie traduite en allemand par Rainer Schwarz (également traducteur de Shen Fu 沈復 et de Cao Xueqin 曹雪芹) sous le titre Chinesische Geistergeschischten (Histoires de fantômes chinois) et publiée en poche chez Insel Verlag en 1997 (110 récits tirés du Zibuyu et de sa suite). Pour autant que je puisse en juger, cette traduction est d’un niveau comparable à celle des Chang et Diény. 
  • Pour les lecteurs qui pratiquent le russe, il existe également un choix de récits, publié à Moscou en 1977 aux éditions Naouka, fait par la sinologue soviétique Olga Fishman à partir du Zibuyu et de sa suite, intitulé Novye Zapisi Tsi Sie (O Chem Nie Govoril Konfutsiï). Mes quelques pauvres notions de russe péniblement acquises il y a bien longtemps m’interdisent malheureusement d’émettre la moindre appréciation sur cette traduction. 
  • Pour mémoire, signalons aussi la petite anthologie traduite en italien par Edi Bozza sous le titre Quel che il maestro non disse (Mondadori, 1996), qui semble être définitivement épuisée et introuvable. 
  • La même année, Kam Louie et Louise Edwards avaient livré un Censored by Confucius. Ghosts Stories by Yuan Mei (M.E. Sharpe, 1996) qui retenait pas moins de 100 récits répartis en 16 thèmes.  
 

Enfin, je ne résiste pas au plaisir de faire part aux lecteurs de ce blog d’une petite découverte que j’ai faite il y a peu par le plus grand des hasards : il s’agit de ce qui est sans doute la plus ancienne traduction du Zibuyu dans une langue occidentale, puisqu’elle a paru en 1838 dans la revue missionnaire The Chinese Repository publiée à Canton. Un article de cette revue, consultable en ligne ici, donne la traduction anglaise de quatre courtes histoires, traduction que l’article attribue sans plus de précisions (si je traduis correctement) à « un jeune garçon âgé de douze ans, qui se consacre à l’étude de la langue [chinoise] depuis environ quatorze mois » (a lad twelve years old, who has been engaged in studying the language about fourteen months). 

Qui était ce mystérieux jeune garçon manifestement doué ? A-t-il persévéré dans son travail de traduction, et si oui, qu’est devenu son manuscrit ? J’ai bien peur, hélas ! que ces questions ne demeurent pour toujours sans réponse. 

Quoi qu’il en soit, bonne lecture à toutes et à tous !

Alain Rousseau 

Ce dont le Maître ne parlait pas (Le merveilleux onirique) de Yuan Mei, récits traduits du chinois, présentés et annotés par Chang Fu-jui, Jacqueline Chang et Jean-Pierre Diény, collection « Connaissance de l’Orient », série chinoise, Gallimard, 2011, 369 p. ISBN : 978-2-07-013183-9

mercredi 30 novembre 2011

JO Jong-nae dans Keulmadang 13

 
Avec ce N° 13 Keulmadang améliore sa présentation et vous propose de nombreuses rubriques détaillées par thème, pour faciliter vos recherches.

A partir de ce numéro, les articles seront mis en ligne au fur et à mesure de leur rédaction. Vous pouvez donc consulter Keulmadang régulièrement (et non plus attendre la parution d’un nouveau numéro complet). Ou bien vous abonner au fil RSS désormais disponible. Dès que la mise en ligne de tous les articles sera achevée, la lettre d’information vous informera de la parution du numéro complet.

Au sommaire de ce numéro :
Le dossier du mois est consacré à JO Jong-nae, auteur d’une œuvre-fleuve, 50 volumes qui parcourent l’histoire tragique du dernier siècle, depuis l’occupation japonaise jusqu’à la dictature militaire des années 60-93.

Le dossier comprend 4 textes : 
  • Jo Jong-nae et son œuvre, par Georges Zygelmeyer
  • Le monde romanesque de JO Jong-nae, par Georges Zygelmeyer
  • Une œuvre-monde, par Jérémy Méaume
  • La bibliographie de JO Jong-nae
Vous y trouverez également la suite de l’étude consacrée aux manuscrits royaux que la France vient de « prêter » à la Corée, après les avoir volés lors de la tentative d’abordage dans l’île de Kanhwa, au XIXe siècle. Le Professeur Roger Leverrier, auteur de cette étude, vient de nous quitter, fin octobre. Yun Seok-man y rend hommage dans le présent numéro.

On trouvera également dans ce numéro des critiques d’ouvrages, dont celle du premier roman nord-coréen traduit en France et publié chez Actes-Sud, Des amis, par Jean-Claude de Crescenzo, Voyage initiatique au prix fort, par Morgane Loupandine, Légère et bienveillante île au chats, par Véronique Cavallasca, Croyances et idéologies en Corée du Nord, par Julien Paolucci, Les petits pains de la pleine lune, par Véronique Cavallasca, La Corée poétique du XVIe, par Lucie Angheben, ainsi que le compte-rendu de la soirée avec le poète KO Un à Aix, par Lucie Angheben.

Bonne lecture

www.keulmadang.com

samedi 19 novembre 2011

Journée doctorants IRSEA/Leo2t 2011-2012


Journée des doctorants de 
et de l’équipe Littératures d’Extrême-Orient, Textes et Traduction (Leo2t)
Vendredi 9 Décembre 2011
Campus Saint-Charles (Marseille), Bâtiment LSH
Salle 501 (matin) et 504 (après-midi)

9h30-10h15 : Origine, mémoire et ancestralité : approche anthropologique de pierres monumentales Riung (Ile de Florès, Indonésie orientale), Nao REMON
A Riung, dans la partie nord-ouest de l’île de Florès, se dressent des pierres venant se distinguer du reste du paysage montagneux et forestier. Les différents rôles qu’elles endossent sur les plans symbolique, rituel, identitaire, foncier et social en font des objets à caractère éminemment anthropologique. Marqueurs topologiques dans un contexte de mobilité clanique, supports de mémoire et de narration, reliquats des temps mythiques, ces monuments révèlent la relation spécifique des Riung au paysage qui les entoure. La fixité et l’immutabilité accordée à ces pierres servent de support à une expérience spatiale et temporelle de retour aux fondements.
10h15-11h00 : Gao Minglu, entre critique et théorie, Anny LAZARUS
Personnage central de l’art contemporain en Chine, Gao Minglu a publié de nombreux livres retraçant le développement de l’art contemporain chinois depuis 1979. Dans le cadre de cette intervention, je présenterai son ouvrage intitulé l’École du Yi, une théorie subversive contre la représentation, édité en juin 2009. Comme le titre le laisse entrevoir, l’ambition de l’auteur est de démontrer que les modèles théoriques occidentaux ne sont pas appropriés pour analyser l’art chinois (classique et contemporain). Après avoir revisité les concepts de l’esthétique classique (Li, Shi, Xing), il propose un rapprochement avec les écrits post-structuralistes et développe un modèle théorique « totalisant » qu’il souhaite appliquer à un grand nombre d’œuvres, en dépassant les frontières de la Chine. Ce livre soulève plusieurs questions, celles bien sûr de la pertinence et l’efficacité de la démonstration, ainsi que l’influence chez l’auteur de la French Touch, mais aussi celles qui concernent l’allégeance au pouvoir en place et l’indépendance intellectuelle face à la tentation nationaliste. J’évoquerai également la réception de l’ouvrage en Chine et en Occident.
11h15-12h00 : La notion de frontière chez les Thaïs, Thanida BOONWANNO
Au cours du XIXe siècle, les Thaïs du Siam durent adopter la notion de frontière que les colonisateurs européens avaient depuis assez peu de temps accepté chez eux. Mais cela ne signifie pas qu’auparavant les Thaïs ou les Siamois n’avaient eu des frontières reconnues. Certes, leur établissement était de moins en moins rigoureux à mesure que l’on s’éloignait de la capitale, laquelle donnait son nom à l’État. Ce fut par exemple le cas dans les royaumes d’Ayutthaya (1350-1767) ou de Thonburi (1767-1782). Les limites matérielles des frontières étaient d’ordre extrêmement divers puisqu’il pouvait s’agir d’arbres voire d’arbustes, mais également de reliquaires élevés par les hommes (chedi). Mais les frontières pouvaient tout aussi bien être des groupes humains, et c’est dans ce dernier cas que nous sommes en mesure d’employer l’expression d’« ethnie-frontière » que nous développerons à propos de minorité thaïe dans la province cambodgienne de ko Kong que l’on appelle « Thaïs-ko-Kong ».
13h30-14h15 : Autorité traditionnelle et pouvoir politique. La campagne électorale de la gouverneure de Banten (Indonésie), Gabriel FACAL
Le processus de décentralisation initié depuis 1998 en Indonésie s’est accompagné par contrecoup d’un mouvement d’hyper centralisation au niveau régional dans nombre des provinces nouvellement créées. J’étudierai ce phénomène à travers la description de la campagne de la gouverneure sortante pour les élections provinciales de 2011. La gouverneure est la fille aînée d’un dirigeant de la pègre locale qui a coordonné les projets gouvernementaux du Général Suharto pendant près de quarante ans. Sa famille a
mis à profit la chute du régime et l’autonomie provinciale pour défaire les institutions régionales de leur dépendance vis-à-vis du gouvernement central. Ce réseau familial exerce ainsi sa domination dans les sphères politique, économique et religieuse à travers des groupes de lobbying issus des domaines de l’éducation et de l’information, de la santé et de l’humanitaire.
14h15-15h00 : La notion de bien public « à la japonaise » dans l'entreprise taïwanaise CHIMEI  奇美, Yamada YU
Lors de cette intervention, je définirai tout d'abord le concept japonais de bien public (kōnoseishin 公の精神), tel qu’il fut appliqué au Japon et à Taïwan avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans un deuxième temps, j'analyserai dans quelle mesure Hsü Wen-lung 許文龍, le fondateur de l'entreprise taïwanaise CHIMEI, a intégré ce principe et en a fait une valeur phare des activités de mécénat de la firme.
15h15-16h00 : Les créations littéraires des aborigènes de Taiwan, Christophe MAZIERE
Au tournant des années 1980, l’émergence d’une conscience nationale taiwanaise s’est notamment traduite par un mouvement de reconsidération des cultures premières de l’île. Bien avant A-Mei, vedette puyuma de la scène pop, les documentaristes Mayaw Biho (peuple amis) ou Si-Manrei (peuple tao), les créations littéraires écrites aborigènes ont ouvert le pas à une représentation de ces groupes ethniques sur des supports modernes, jusqu’alors exogènes à leur culture originelle. La valeur artistique de ces œuvres est liée à une dynamique inhérente à ces populations désireuses de se réapproprier leurs droits civiques les plus élémentaires, mais aussi une subjectivité refoulée par près de quatre siècles de présences étrangères successives. L’exposé s’efforcera de retracer les grandes lignes de cette émanation moderne d’un processus de réécriture culturelle en cours, ses tendances, ses principaux acteurs, les thématiques qu’ils affectionnent, mais aussi les débats définitionnel, linguistique et identitaire qui l’animent afin de fournir une première base de réflexion.
Organisation :
Luc Benaiche (luc.benaiche@gmail.com)
Damien Onillon : (damien.onillon@wanadoo.fr)


vendredi 18 novembre 2011

Entre Orient et Occident


Paul Servais (ed.), Louvain-La-Neuve, Academia, 2011

Publié sous la direction du professeur Paul Servais de l’université catholique de Louvain, cet ouvrage rassemble les communications au colloque du même nom qui s’était tenu à Louvain-la Neuve en 2008, dont nous avions parlé en temps voulu.

Nul doute que cet ouvrage intéressera les fidèles de notre blog puisqu’il contient, entre autres, des communications sur les thèmes suivants : « L’intraduisible et l’incommunicable dans la traduction de la pensée chinoise en langues occidentales » (Sun Yu-Jun), « Le traducteur Fu Lei (1908-1966). Une « Pérégrination vers l’Ouest » au XXe siècle » (Renaat Beheydt), « Les pièges du monde japonais : splendeurs et misères de la communication au Soleil levant » (Andreas Theke), ou encore « Traduire la littérature chinoise contemporaine au début du XXe siècle, une question de choix » (par votre serviteur), « Traduction et histoire des cultures » (Marc De Launay). Je reprendrai les dernières lignes de la conclusion de Lambert Isebaert pour vous donner envie de lire ce livre :
« Ce colloque a permis de rassembler et de confronter, sur la problématique de la traduction entre Orient et Occident, des regards différents et complémentaires, qui n’épuisent évidemment pas un sujet aussi vaste, mais qui ont contribué – les uns à mieux définir, les autres à illustrer par de nouveaux exemples – les enjeux théoriques et méthodologiques de la traduction, ses conditions de possibilité, ses modalités de mise en œuvre, et, de manière particulière, les obstacles et les barrières qui se dressent sur le chemin de la communication : ceux-ci nous montrent, si besoin était, que le raccourcissement de la distance culturelle et idéologique entre Orient et Occident nécessite, face au défit de l’intraduisible, un effort soutenu et une application constante. »
Noël Dutrait

Anniversaire


L’anniversaire que je tiens à fêter avec vous aujourd’hui est celui de notre blog qui vient, en ce 18 novembre 2011, d’avoir 5 ans.  Ce billet est le 452ème ; vous avez été - et je vous en remercie chaleureusement - plus de 100 000 à nous visiter volontairement ou seulement conduit ici selon le bon vouloir des moteurs de recherche. Je souhaite que l’aventure continue et remercie ceux qui, au fil des mois, ont contribué à l’enrichir et ceux qui le feront à l’avenir. Si vous êtes un habitué vous avez découvert voici quelques jours une nouvelle interface qui corrige une partie des désagréments rencontrés par certains d’entre vous avec la précédente (NB : préférer les dernières versions de Firefox qui la restituent sans dommage).

Cette année a été, et de loin, moins généreuse que les précédentes, faisant tomber la moyenne annuelle de publication à moins de 100 billets. C’est que 2011 est pour notre équipe une année de transition au terme de laquelle « Littérature d’Extrême-Orient, textes et traduction » deviendra un axe de recherche de l’Institut de Recherche sur l’Asie, - baptisé IrAsia -- la fusion de Leo2t et de l’IRSEA, va naître le 1 janvier 2012.

Les projets anciens et en cours seront naturellement poursuivis. En plus des Etudes Gao Xingjian et de l’élaboration d’un Inventaire des traductions françaises des littératures d’Extrême-Orient (ITLEO), nous nous attacherons à faire vivre notre revue en ligne Impressions d’Extrême-Orient dont le deuxième numéro est en cours de publication sur le portail d’édition Revues.org. Voici un avant-goût de son contenu qui proposera 13 des 19 communications données lors du Colloque « Littératures d’Asie : traduction et réception » que nous avions tenu à Aix-en-Provence, les 13 et 14 mars 2009 :
Solange Cruveillé, « La traduction et les études sur le Taiping guangji (Vaste recueil de l'ère de la Grande Paix, Xe siècle) en Occident ».
Philippe Postel, « A propos des traductions de Haoqiu zhuan »
Chou Tan-Ying, « L'éventail aux fleurs de pêcher comme métaphore de la vie : réflexions sur la traduction des références intertextuelles dans Rose rouge et rose blanche d'Eileen Chang ».
Paolo Magagnin, « La traduction et la lettre, ou le ryokan du lointain : vers une pratique de la différence dans la traduction des langues orientales ? »
Nicoletta Pesaro, « Feishiyi de ci 非诗意的词, la parole « peu poétique » : réflexions sur la traduction de Mu Dan, 1918-1977 »
Noël Dutrait, « Les traductions du théâtre de Gao Xingjian par lui-même »
Patrick Doan, « Les difficultés de la traduction des séries télévisées chinoises »
Elizabeth Naudou, « Traduire la poésie sanskrite : le cas de la Bhagavad-gītā »
Françoise Robin, « Ceci n'est pas un paquebot. Interprétations et lectures du poème de Jangbu, Ce paquebot peut-il nous mener sur l'autre rive ? »
Julie Kim-de Crescenzo, « Traduire la nuance dans le texte littéraire coréen ».
Le Min Sook, « La traduction des titres de romans coréens : le cas de Kim Dong-ri (1913-1995) ».
Han Yumi, Hervé Péjaudier, « L’ « autre » texte : ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre »

Nguyễn Phương Ngọc « Dragons et phénix, ou comment traduire les expressions exotiques du  vietnamien »
Bientôt sera lancé un appel à contribution pour le numéro 3 ; ce sera un hommage à Jacques Dars que nous tenons à honorer par un choix de traductions inédites.
Pour ce qui est du suivi quotidien des activités en rapport avec les littératures d’Asie et la traduction, je vous renvoie non seulement vers notre univers Netvibes où s’inscrivent toutes nos publications virtuelles, mais aussi vers notre compte Twitter - JELEO2T ; je vous encourage à en créer un personnel qui vous permettra non seulement de prendre connaissance de nos publications sur ce support très dynamique, mais aussi de celles, nombreuses et variées, des passionnés et spécialistes de l’Extrême-Orient que nous suivons. 
L’annonce du cinquième anniversaire de ce blog constituera le 1000ème twitt de notre histoire. A très bientôt, donc, ici ou ailleurs sur la toile. 

samedi 12 novembre 2011

De la littérature vietnamienne en traduction

Les premières œuvres de la littérature vietnamienne ont été traduites en français vers la fin du XIXe siècle. Des contes et des légendes, ainsi que quelques romans en vers tels que le célèbre Kim Vân Kiều de Nguyễn Du ou Lục Vân Tiên de Nguyễn Đình Chiểu, étaient sensés de donner des clés de « l’âme » du peuple vietnamien, enfin soumis à l’autorité française. Par la suite, après la déclaration de l’indépendance du pays en 1945, le gouvernement vietnamien accordait, en pleine guerre d’Indochine et guerre du Vietnam, une grande attention à la traduction d’œuvres vers des langues étrangères, notamment le français, l'anglais, le russe et le chinois. Leur publication et leur diffusion étaient confiées à une maison d’édition spécialement créée à cet effet : les Editions en Langues Etrangères, devenues plus tard les Editions Le Monde (Nhà Xuất Bản Thế Giới). 
L’ouverture économique et diplomatique du Vietnam, décidée en décembre 1986 dans le sillage de la perestroïka soviétique, est accompagnée par une nouvelle vague de traductions, avec le souci cette fois-ci de rendre compte des changements dans la société et dans la mentalité. Les noms de Nguyễn Huy Thiệp, Dương Thu Hương, Bảo Ninh et quelques autres sont désormais familiers aux lecteurs francophones. Cependant, malgré l’effort de quelques traducteurs passionnés, la littérature vietnamienne - classique en caractères chinois, moderne et contemporaine en écriture romanisée quốc ngữ – est toujours un peu un parent pauvre en pays francophone. Et pourtant, si l'on arrive à réunir toutes les traductions d’œuvres vietnamiennes en français, on verra sans doute l'importance du travail réalisé par quelques générations de traducteurs. Il faut donc recenser toutes ces traductions, souvent dispersées et mal distribuées. C’est le travail auquel nous sommes attelés, avec l’aide de collègues et d’amis, dans le cadre du projet d’Inventaire des Traductions des Littératures d’Extrême-Orient porté par l’équipe Leo2T.
Au Vietnam, la nécessité de faire connaître la littérature classique, moderne et notamment contemporaine, est ressentie d’une façon aigue. Le colloque Littérature et l’intégration mondiale (Văn học với xu thế hội nhập) organisé par l’Association des Ecrivains du Vietnam le 17 et 18 décembre 2008 a posé clairement cette question. Un an plus tard, un colloque international pour présenter la littérature vietnamienne a été organisé du 5 au 10 janvier 2010 à Hanoi en même temps qu’une exposition des traductions littéraires à la Bibliothèque Nationale du Vietnam. La Commission de la traduction littéraire (Hội đồng văn học dịch) de l’Association des Ecrivains du Vietnam (Hội Nhà văn) a publié à cette occasion un Inventaire d’œuvres littéraires vietnamiennes traduites en langues étrangères (Thư mục tác phẩm văn học Việt Nam được dịch ra nước ngoài) qui recense les publications conservées dans des bibliothèques publiques et privées. Concernant les traductions en français, on trouve cinquante-sept titres à la Bibliothèque Nationale du Vietnam et soixante-cinq titres à la Bibliothèque des Sciences de Ho Chi Minh-ville. 
Ho Chi Minh-ville, la mégapole du Sud, avec ses maisons d'édition dynamiques, semble vouloir jouer un rôle plus actif dans le domaine de traduction littéraire. Nguyễn Minh Phương, dont nous avons présenté sur ce blog destraductions de poèmes de Xuân Quỳnh, nous envoie son article remanié après avoir été publié dans le Courrier du Vietnam du 27 septembre 2011.
Nguyen Phuong Ngoc

Littérature : nécessité de créer un centre de traduction à Ho Chi Minh-ville
La littérature vietnamienne a besoin d'une stratégie en matière de traduction et de diffusion à l'étranger. Grand foyer de la littérature et de l'édition, qui sut réunir durant sa longue histoire nombre d'écrivains de différentes générations, Hô Chi Minh-Ville éprouve la nécessité pressante de créer un centre de traduction littéraire.
Jusqu'à maintenant, certaines œuvres littéraires vietnamiennes ont été traduites et publiées dans une langue étrangère. Mais Donne-moi un ticket pour l'enfance de Nguyên Nhât Anh est la première à l'être simultanément dans trois langues, en anglaise, thaïlandais et coréen. C'est un honneur pour cet auteur comme un encouragement supplémentaire pour les écrivains vietnamiens. De son invitation à une rencontre avec lecteurs et écrivains thaïlandais le 24 août dernier à l'Université de Chulalongkorn (Thaïlande) à l'occasion de la sortie de son livre, Nguyên Nhât Anh rapportera certainement des informations utiles sur le marché du livre thaïlandais.
En avril dernier, Ouvrir la fenêtre les yeux fermés de Nguyên Ngoc Thuân a également été traduit en anglais et diffusé par les Éditions Tre. Il s'agit d'une première afin d'explorer le marché. "C'est en effet un investissement assez aventureux. Nous estimons pouvoir diffuser à l'étranger quelques œuvres littéraires vietnamiennes dans les cinq années à venir en anglais ou en français", confie le poète Pham Sy Sau, directeur de la communication de cet éditeur, chargé de l'exploitation domestique des droits d'auteurs.
Plus aventureux encore que les Éditions Tre, certains auteurs ont essayé de publier à compte d'auteur leurs œuvres en version bilingue, notamment en anglais et vietnamien, afin de les rendre accessibles aux lecteurs de l'étranger. L'exemple le plus récent est le recueil de poèmes À zéro heure du poète Trân Huu Dung, publié début août dernier.
Qu'il s'agisse de financement personnel de l'auteur ou de publication par des éditions vietnamiennes en partenariat avec un homologue étranger, il est temps que les écrivains comme les éditeurs du pays prennent conscience de la nécessité de promouvoir la littérature vietnamienne à l'étranger.
Intégration mondiale
À la différence de l'économie, "l'intégration au monde de la littérature" - entendez par là sa diffusion comme d'autres littératures nationales - s'avère modeste. Or, de facto, l'histoire de la littérature vietnamienne ne se limite pas à des oeuvres classiques telles que le Roman de Kiêu de Nguyên Du ou les recueils de poésie de Nguyên Trai et de Hô Xuân Huong. Bien d'autres oeuvres, de littérature contemporaine surtout, mériteraient d'être traduites et diffusées afin de mieux faire connaître comme reconnaître dans le monde la littérature vietnamienne.
Le problème qui s'impose aujourd'hui, c'est de trouver les moyens de traduire et de promouvoir notre littérature de manière plus méthodique, et non plus "à la belle aventure". Lors du 3e congrès des écrivains de Hô Chi Minh-Ville qui a eu lieu récemment, ce point a été discuté avec intérêt sinon passion par de nombreux jeunes écrivains, sans toutefois pour autant aboutir à une réponse satisfaisante.
Après la Conférence sur la promotion de la littérature vietnamienne à l'étranger organisée en janvier 2010, un centre de traduction sous l'égide de l'Association vietnamienne des écrivains ait été créé. Mais à ce jour, peu connaissent ses modalités de fonctionnement, même les écrivains n'ayant été que fort peu nombreux à être informés de cette naissance...
Quant à l'Association des écrivains de Hô Chi Minh-Ville, la récente réorganisation de son comité exécutif n'a pas laissé place à un sous-comité de la traduction, cette dernière relevant du sous-comité de la création dirigé par un vice-président de l'association. De plus, à parler de traduction, encore ne s'agit-il exclusivement que de celle d'œuvres étrangères pour leur publication en vietnamien, et ce que ce soit au sein de l'Association des écrivains du Vietnam comme de celle de Hô Chi Minh-Ville...
Bien que méritoire, la démarche des Éditions Tre comme de quelques auteurs demeurent des actes "individuels", et tous les auteurs n'ont pas le talent ni la chance de Nguyên Nhât Anh.
Aussi, la littérature vietnamienne a-t-elle besoin de manière urgente d'une stratégie en matière de traduction et de promotion à l'étranger, à même de mobiliser gestionnaires, éditeurs et, bien sûr, écrivains. À Hô Chi Minh-Ville, grand foyer national de la littérature et de l'édition s'il en est, qui sut réunir durant sa longue histoire nombre d'écrivains de multiples générations, la création rapide d'un centre de traduction littéraire ne s'en impose que davantage.
Outre la traduction d'auteurs de cette ville comme du pays tout entier, ce centre pourrait également assurer la sélection et la traduction d'œuvres étrangères, avant d'envisager plus tard celle d'œuvres autres que littéraires...
La porte du monde est grande ouverte dans les deux sens, soyons donc plus actifs dans ce nouvel espace de créativité et d'expression artistique. Promouvoir le livre et la littérature, c’est promouvoir la culture et la communication entre les peuples. Dans le monde d’aujourd’hui, cela est plus qu’un simple plaisir intellectuel, mais une nécessité absolue.

François Cheng à la croisée de la Chine et de l’Occident


« Sur terre, seule l'écriture permet de tendre vers le tout de son vivant. » (Extrait d'une interview dans Cyberpresse - 15 Mars 2002).
Six essais sur la pensée et l’esthétique chinoises, neuf livres d’art, deux romans, douze recueils de poésie écrits en français, l’écrivain et académicien depuis 2002, François Cheng, incarne la rencontre entre deux langues et deux cultures, chinoise et française.
Un colloque franco-chinois, organisé par la BNF, en partenariat avec l’Association pour la diffusion de la recherche littéraire et l’Université de Fu Dan à Shanghai s’est tenu récemment à Paris sur le site François Mitterrand en hommage à François Cheng, cet écrivain français venu de « l’Orient de tout». C’était la première fois que des spécialistes français et chinois se réunissaient pour présenter au public leur lecture croisée de l’œuvre de François Cheng.
Trois thèmes majeurs du corpus : le poète, le romancier et le critique d’art, avaient été choisis pour étudier la création de François Cheng dans la première partie du colloque. Convaincu qu’il faut « habiter poétiquement la terre », François Cheng se positionne parmi ceux qu’on pourrait appeler les « poètes de l’être ». La poésie de Cheng fait l’objet de quatre contributions. Pierre Brunel, a d’abord invité  les auditeurs à découvrir une constellation de 24 poèmes de François Cheng Vraie lumière née de vraie nuit paru en 2009, dans toute sa splendeur et sa simplicité. Selon Pierre Brunel, c’est un livre de vérité en retournant au meilleur de soi. Cheng Pei, ensuite, a proposé une lecture « circulaire » sur la poésie de François Cheng en insistant sur son lyrisme et son métalangage original. D’après Cheng Pei, depuis les années 1970, François Cheng a choisi le français comme langue de création,  il a toujours renouvelé une symbiose unique entre le chinois et le français. Sa poésie embrasse ainsi l’héritage d’une double tradition, la langue littéraire et artistique de son « terreau natif »  n’a cessé de l’inspirer, tandis que la France l’enrichissait de sa « meilleure part ». En comparant François Cheng avec Paul Claudel, Dominique Millet-Gérard, a prolongé cette caractéristique biculturelle avec d’autres airs artistiques comme la peinture pour pénétrer le secret de la création personnelle de François Cheng, l’unification du sens et de la beauté. Retour à la source chinoise, Li Yuan, a montré la  beauté éthique dans la traduction poétique de François Cheng.
A propos des romans de François Cheng, trois exposés matinaux nous ont fait comprendre que Le Dit de Tianyi et L'éternité n'est pas de trop, ont uni à la fiction la vision poétique et spirituelle que Cheng a longuement mûrie, ouvrant sur le mystère de l’univers. A travers les personnages féminins, Madeleine Bertaud a souligné que l’œuvre de François Cheng  s’interroge avec passion sur le mystère du destin. Pour le langage romanesque dans Le Dit de Tianyi, Chu Xiaoquan a mis l’accent sur une vision philosophique chez François Cheng sur l’art et sur la vie. Et Luc Fraisse a employé le terme « hors roman » pour définir le caractère singulier du roman poétique L'éternité n'est pas de trop. En fin de matinée du colloque, l’organisateur a annoncé une nouvelle concernant le troisième roman de François Cheng qui est en cours de préparation.
Pour ce qui est du critique d’art, deux communications ont dessiné son nouvel espace de relations harmonieuses entre Orient et Occident, une nouvelle rencontre entre sa voix poétique et la voie picturale. A travers les écrits de François Cheng sur la peinture chinoise, Eric Lefebvre a relevé la modernité de François Cheng. Lise Sabourin, de son coté, a dégagé les rapports très étroits entre poésie et peinture dans l’œuvre de François Cheng, elle a qualifié son art d’écrire d’une pensée en action.
Cette journée d’étude française s’est terminée par  la venue discrète de François Cheng, qui est salué par les applaudissements des centaines d’auditeurs au petit auditorium, il a remercié le public et tous les intervenants en répondant modestement aux questions du public sur sa création littéraire. Il a affirmé qu’il est entré dans la langue française, non pas pour dire la Chine en français, mais pour devenir un créateur, cette transfiguration lui a permis de scruter le propre mystère de l’être et de l’existence dans le langage, c’était le destin d’un homme d’une double culture.
La deuxième partie de la rencontre aura lieu le mardi 22 novembre à l’université Fudan à Shanghai. Les actes du colloque final seront également publiés en France et en Chine.
Guo Yingzhou

dimanche 6 novembre 2011

Le poète coréen Ko Un à l’Université de Provence

A l’initiative des Etudes Coréennes du Département d’Études Asiatiques, cent cinquante personnes étaient rassemblées le lundi 24 octobre, dans la Salle des Professeurs de l’Université de Provence, devant la table où siège Ko Un, vêtu d’une veste bleu azur. Il avait l’air paisible de l’habitué de ce genre de manifestations, ce qui n’est pas le cas de nombre de spectateurs, qui ne savent pas trop à quoi s’attendre.
« Je suis arrivé à Aix-en-Provence il y a deux jours, et j’ai tout de suite pu sentir cette odeur caractéristique qu’est l’odeur de la mer. Je suis sûr que dans quelques 120 ans, je serai né dans cette ville. La Provence est le pays natal de l’homme. C’est pour ça que c’est une bénédiction d’être ici. Il ne faut pas oublier que la Provence est le berceau de la poésie. Pour cela, il faut remonter au début du Moyen Age, à l’époque où les poèmes étaient encore chantés. La poésie se tenait alors loin de la capitale. Paul Valery est un bon exemple pour illustrer ce propos. Il a sans doute choisi de retrouver les origines de ses ancêtres. C’est en Provence que l’on retrouve des traces des poètes errants du Moyen Age. Plus tard, leur travail s’est prolongé avec les troubadours.

Et j’ai enfin pu mettre les pieds en Provence ! Je suis donc devenu un troubadour d’aujourd’hui. Je me suis rendu hier sur la tombe de Paul Valery à Sète, et j’ai ôté mon chapeau devant lui. A Sète, j’ai vu et entendu les vagues. Les vagues insufflent la vie et se brisent des millions de fois par jour, d’après ce qu’on dit. Ici, au bord de la mer, les oiseaux chantent. Mais, en Corée, les oiseaux pleurent, comme les grillons, comme les cochons. Et moi aussi je pleure. Les poèmes suivent ces pleurs. »
La lecture des poèmes commence. Deux voix, deux langues se répondent, pour présenter et faire aimer de mêmes poèmes. Des images se forment dans l’esprit de celui qui écoute, des impressions se bousculent dans sa tête. Il suffit d’un texte, d’un mot, d’un son. Parfois c’est un murmure, un souffle, qui demande à chaque oreille de se tendre. Parfois c’est un cri. Rage ? Douleur ? Désespoir ? Le sens reste muet mais l’émotion s’exprime. Elle parcourt notre corps au rythme saccadé que prend la voix, pour finir par ralentir et se fondre au plus profond de nous-même quand la voix se tait. Le poète vit son texte, il le déclame ; il est son texte quand le texte se fond en lui. Les gestes accompagnent la voix et le spectateur est subjugué.
« C’est l’époque d’aujourd’hui qui a construit ce moi individuel et solitaire. Cela voudrait dire que moi, je suis moi, et seulement moi ? Non, je ne crois pas. »
Une voix grave et posée envahit la salle muette d’attention. Les premières notes sont faibles, mais très vite le ton monte. La voix gagne en puissance et les paroles se déversent. En face, l’assemblée reste bouche bée. Ici, personne ne s’attendait à un concert. L’émotion transcende la pièce en écho à cette voix impressionnante qui ne s’arrête pas. Cette chanson est bien plus qu’un hymne national, c’est le cri du cœur d’un poète qui aime son pays et qui a payé cher pour le défendre. Nul besoin de préciser le tonnerre d’applaudissements qui a suivi cette prestation… La soirée touche à sa fin, mais une petite surprise attend encore Ko Un. Assis à sa gauche, M. De Crescenzo se tourne vers lui, un livre à la main. Le temps d’un poème, les rôles s’inversent. L’émotion de Ko Un se lit sur son visage, mais aussi dans ses gestes qui accompagnent un de ses textes une fois de plus, bien que cette fois il lui soit lu dans sa propre langue. La rencontre se termine par une cession de dédicaces. Immédiatement, une ligne d’étudiants et de passionnés se forme devant la table où Ko Un s’est assis, le stylo à la main. Remerciements, signatures, photos : c’était une belle soirée qui restera dans les mémoires.   Lucie Angheben

samedi 22 octobre 2011

Miscellanées littéraires (008)


Avant de vous inviter à lire deux courts extraits de la Correspondance littéraire, philosophique et critique adressée à un souverain d'Allemagne pendant une partie des années 1775-1776, et pendant les années 1782 à 1790 inclusivement. Par le Baron de Grimm et par Diderot. Troisième et dernière partie (T. III. Paris, Buisson, 1813), peut-être n'est-il pas inutile de vous rappeler que Henri Léonard Jean Baptiste Bertin, né à Périgueux le 24 mars 1720 et mort à Spa (Belgique) le 16 septembre 1792, fut notamment contrôleur des finances de Louis XV. Ceci fait, je laisse la parole à Friedrich Melchior Grimm (1723-1807), pour une notice bibliographique établie en Septembre 1785 (voir pp. 393-395) sur un des 15 tomes d'un ouvrage monumental publié entre 1776 et 1791 :
Mémoires concernant l'Histoire, les Sciences, les Arts, les Mœurs, les Usages, etc. des Chinois; par les Missionnaires de Pékin. Tome X, in-4°. Ce volume contient la suite des portraits des Chinois célèbres, une longue lettre de M. Amyot, où l'on trouve des détails assez curieux sur l'administration de l'empereur Kien-Long et sur la submersion de l'île Formose, le 11 Mai 1782, avec un Recueil de pensées et de maximes extraites des divers Livres chinois par M. Cibot, missionnaire de Pékin. Nous ne pouvons nous refuser au plaisir de transcrire ici quelques-unes de ces pensées.
« Toutes les vertus qu'acquiert le Prince sont des disgrâces pour les méchans. »
« La raillerie est l'éclair de la calomnie. »
« Le repentir est le printemps des vertus. »
« Que deux cœurs sont près l'un de l'autre quand il n'y a aucun vice entre eux! »
« Qui a dix lieues à faire en doit compter neuf pour la moitié. »
« Accueillez vos pensées comme des hôtes, et traitez vos désirs comme des enfans. »
« Quel a été le plus beau siècle de la philosophie ? Celui où il n'y avait pas encore des philosophes. »
« C'est brûler un tableau pour en avoir les cendres que de sacrifier sa conscience à son ambition. »
« L'esprit a beau faire plus de chemin que le cœur, il ne va jamais si loin. »
« L'on n'a jamais tant de besoin de son esprit que quand on a affaire à un sot. »
« A quoi se réduit le vice quand on retranche ce qui n'appartient à aucune vertu ? »
Cette dernière pensée est peut-être encore plus subtile qu'elle n'est profonde ; cela ne voudrait-il pas dire plus simplement qu'un homme qui réunirait toutes les vertus ne pourrait jamais avoir aucun intérêt à être vicieux ? Car ce n'est peut-être que pour suppléer aux vertus qui leur manquent, ou dont l'habitude leur a paru trop pénible, que les hommes peuvent trouver quelque avantage à se livrer au vice comme à un moyen plus commode de parvenir au but qu'ils se proposent.
Nous savions depuis longtemps que c'était aux soins de M. Bertin que l'on devait la publication de cet ouvrage; mais ce que nous avions ignoré jusqu'ici, c'est le motif qui l'avait engagé à s'en occuper ; le voici : Louis XV qui, comme disait M. Schomberg, était le plus grand philosophe de son royaume, sentait quelquefois parfaitement que tout n'allait pas en France le mieux du monde. S'entretenant un jour avec M. Bertin de la nécessité de réformer tant d'abus, il finit par lui dire qu'on n'y réussirait jamais sans refondre entièrement l'esprit de la Nation, et le pria de songer de quelle manière on pourrait y parvenir plus sûrement. M. Bertin promit d'y rêver, et au bout de quelques jours il fut trouver le Roi et lui dit qu'il croyait avoir trouvé enfin le secret de satisfaire aux vœux paternels de Sa Majesté. — Et quel est-il ? — Sire, c'est d'inoculer aux Français l'esprit chinois. — Le Roi trouva cette idée si lumineuse, qu'il approuva tout ce que son ministre crut devoir lui suggérer pour l'exécuter. On fit venir à grands frais de jeunes lettrés de la Chine ; on les instruisit avec beaucoup de soin dans notre langue et dans nos sciences ; on les renvoya ensuite à Pékin ; et c'est des Mémoires de ces nouveaux missionnaires qu'on a formé le Recueil dont nous avons l'honneur de vous annoncer ici le dixième volume. L'esprit de la Nation ne paraît pas à la vérité se ressentir infiniment de l'heureuse révolution que devait produire l'idée ingénieuse de M. Bertin ; mais on se souvient encore qu'il y eut un moment où toutes nos cheminées furent couvertes de magots de la Chine, et la plupart de nos meubles dans le goût chinois.
Grimm y revient sur ce même épisode l’année suivante au début de « Mai 1786 » (voir p. 483) :
On se souvient de la grande révolution que méditait M. Bertin lorsqu'il proposa le plus sérieusement du monde à Louis XV d'inoculer aux Français l'esprit chinois. Sans soupçonner aucun de nos ministres actuels d'un semblable projet, ne serait-on pas tenté de croire que quelque génie aussi entreprenant que celui de M. Bertin s'est occupé depuis quelques années des moyens de nous inoculer l'esprit anglais, et qu'il y a même assez passablement réussi ?
Le volume 4 des Mémoires de la société archéologique de l'Orléanais, datant de 1858 (voir p. 300) se rappelle de Bertin et de son goût pour la Chine et les magots chinois :
Le duc de Mortemart était joueur et dissipé : c'était la parfaite antithèse de son beau-père ; il ne croyait point en Dieu et se piquait de le faire voir. Pendant le siège de Douai, il perdit à l'ombre 100,000 livres, et fut obligé de donner en paiement son régiment et d'appeler à son aide son beau-père. Ce fléau de sa famille et de lui-même, comme Saint-Simon l'appelle, laissa une fortune fort compromise. Chaumont fut vendu [le 13 octobre 1740] à un maître des requêtes honoraires, parent de ce ministre de Louis XV qui, pour réformer les mœurs dissolues de son époque, voulait inoculer aux Français l'esprit chinois, et qui, le premier, introduisit en France le goût des magots et des chinoiseries.
Pour remettre tout cela en perspective, on relira avec délectation l’Europe chinoise d’Etiemble (Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1988 et 1989) mais aussi pourquoi pas Virgile Pinot, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740) dont l'infatigable Pierre Palpant avait réalisé voici quelques années une édition numérisée accessible sur le site des Classiques des sciences sociales ; pour vous mettre l’eau à la bouche, vous pouvez commencer par l’avant-propos de cette « Thèse présentée à la Faculté des Lettres pour le Doctorat ès-Lettres », puis publiée en 1932 (Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 480 p.) dont le but avoué est d’étudier « l’influence exercée par la Chine au XVIIIe siècle sur les idées et les mœurs françaises », et dans laquelle on peut lire : « Pour avoir le désir de « s’inoculer » l’âme d’une nation étrangère il faut semble-t.il éprouver d’abord une inquiétude d’esprit, ou de sentiment qui empêche de se satisfaire entièrement de tout ce qui constituait, jusqu’à ce jour, la vie intellectuelle et morale. Mais il faut, en outre, que cette nation étrangère vienne, au moment précis où se manifeste cette inquiétude, apporter de quoi satisfaire des besoins et des désirs qui, pour être informulés ou inconscients, n’en sont pas moins déterminés. »

Le moment d'inoculer aux Français l'esprit chinois est-il revenu ?

mardi 18 octobre 2011

Ko Un à l'Université de Provence


Le grand poète coréen,  
autrefois moine bouddhiste, emprisonné par la dictature militaire, 
et plusieurs fois pressenti pour le Prix Nobel de Littérature
sera présent 
le lundi 24 octobre à 17h30
salle des Professeurs. 

Une présentation de l'auteur sera suivie de la lecture de poèmes en coréen et en français, et d’une séance de signature. Venez nombreux.

NB. Ko Un sera également le vendredi 21 octobre 2011 à l'Université Paris 7 Denis-Diderot à partir de 14h30, voir le programme ici > http://www.fabula.org/actualites/autour-de-ko-un_47204.php 

Voir l'annonce sur le site de la revue en ligne Keul Madang, ici.

lundi 17 octobre 2011

Les 25 ans des Ecritures croisées




Pendant le week-end qui vient de s’écouler s’est déroulée à Aix-en-Provence la Fête du Livre dont le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes était l’invité d’honneur. Une fête parfaitement réussie qui a permis au nombreux public d’assister à des débats passionnants sur la littérature d’Amérique latine, les relations entre histoire et littérature, littérature et journalisme et bien d’autres sujets.   
Les lecteurs de ce blog se  souviennent sans doute de la Fête du Livre d’il y a deux ans qui était intitulée « L’Asie des Ecritures croisées : un vrai roman ». Ce furent aussi des moments extraordinaires qui avaient enthousiasmé le public aussi nombreux que celui de la fête consacrée à Carlos Fuentes. Et cette année, les Ecritures croisées ont sorti un livre à l’occasion de ses 25 années d’existence qui s’intitule Ecritures croisées, parcours raisonné dans les littératures du monde, constitué de textes réunis par Annie Terrier, Guy Astic et Liliane Dutrait. De plus, un DVD accompagne l’ouvrage, dans lequel on peut revoir les grands écrivains qui se sont succédé à la tribune de l’association animée par l’infatigable Annie Terrier.  D’Otavio Paz à Philip Roth, de Oe Kenzaburo à Vassilis Vassilikos, d’Antoine Volodine à Mahmoud  Darwich et bien d’autres encore, les littératures du monde entier ont été accueillies et célébrées depuis un quart de siècle. 
Pour les amateurs de littérature d’Asie orientale, des extraits de l’extraordinaire dialogue entre Gao Xingjian et Oe Kenzaburo sont repris dans le DVD, tandis que l’ouvrage comprend des extraits des interventions de Mo Yan, Zhang Wei et bien sûr aussi Gao Xingjian et Oe Kenzaburo. Un bel ouvrage dédié à la mémoire de Liliane Dutrait, présidente de l’association jusqu’à sa disparition l’année dernière, édité par les éditions Rouge profond. 

On se souvient peut-être qu’en 2006 Gao Xingjian affirmait : « L’écrivain développe une voix individuelle, personnelle, qui n’a aucun rapport avec une voie collective, étatique. Cette voix-là est plus vraie que toutes les histoires officielles (…) Il y a une nécessité de la littérature. Elle porte la voix faible d’un homme qui n’est pas parfait, qui est fragile, mais c’est une voix de dimension humaine. » Et Oe Kenzaburo de lui répondre : « Que l’homme de la marge parle d’une voix faible, je l’admets tout à fait. Cependant, un renversement est possible : cette petite voix peut devenir très forte. A travers le rire ou le comique, une petite voix faible peut atteindre l’universel et devenir une voix forte ».
ND

samedi 8 octobre 2011

Miscellanées littéraires (007)

Comme le dit si justement l’introduction du site qui lui est consacré, « Hector Berlioz [(1803-1869)] occupe une place exceptionnelle dans l’histoire de la musique. Très en avance sur son temps, il fut l’un des plus originaux parmi les grands compositeurs, mais en même temps un innovateur dans l’exécution musicale, et un écrivain et critique dont l’œuvre littéraire ne le cède aucunement en importance à son œuvre musicale. Peu de musiciens ont su briller à la fois dans autant de domaines différents. »

Dans la vingt-et-unième de ses Soirées de l’orchestre, Berlioz revient sur son séjour londonien de 1851 et offre une bien piquante description d’un spectacle auquel il lui a été donné d’assister. Il s’agit de celui de chanteurs chinois. Le passage est fort long mais mérite d’être fourni dans son intégralité. Je vous le livre non sans avoir remercié celle à qui je dois de l’avoir découvert (elle se reconnaîtra) et à ceux qui ont contribué à cette série de Miscellanées littéraires dont certaines se sont enrichies de fins commentaires et d’érudits développements. Puisse cette septième livraison connaître le même accueil :
Je voulus entendre d’abord la fameuse Chinoise, the small-footed Lady (la dame au petit pied), comme l’appelaient les affiches et les réclames anglaises. L’intérêt de cette audition était pour moi dans la question relative aux divisions de la gamme et à la tonalité des Chinois. Je tenais à savoir si, comme tant de gens l’on dit et écrit, elles sont différentes des nôtres. Or, d’après l’expérience concluante que j’ai faite, selon moi, il n’en est rien. Voici ce que j’ai entendu. La famille chinoise, composée de deux femmes, deux hommes et deux enfants, était assise sur un petit théâtre dans le salon de la Chinese house, à Albert Gate. La séance s’ouvrit par une chanson en dix ou douze couplets, chantée par le maître de musique, avec accompagnement d’un petit instrument à quatre cordes de métal, du genre de nos guitares, et dont il jouait avec un bout de cuir ou de bois, remplaçant le bec de plume dont on se sert en Europe pour attaquer les cordes de la mandoline. Le manche de l’instrument est divisé en compartiments, marqués par des sillets de plus en plus resserrés au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de la caisse sonore, absolument comme le manche de nos guitares. L’un des derniers sillets, par l’inhabileté du facteur, a été mal posé, et donne un son trop haut, toujours comme sur nos guitares quand elles sont mal faites. Mais cette division n’en produit pas moins des résultats entièrement conformes à ceux de notre gamme. Quant à l’union du chant et de l’accompagnement, elle était de telle nature, qu’on en doit conclure que ce Chinois-là du moins n’a pas la plus légère idée de l’harmonie. L’air (grotesque et abominable de tout point) finissait sur la tonique, ainsi que la plus vulgaire de nos romances, et ne sortait pas de la tonalité ni du mode indiqués dès le commencement. L’accompagnement consistait en un dessin rhythmique assez vif et toujours le même, exécuté par la mandoline, et qui s’accordait fort peu ou pas du tout avec les notes de la voix. Le plus atroce de la chose, c’est que la jeune femme, pour accroître le charme de cet étrange concert, et sans tenir compte le moins du monde de ce que faisait entendre son savant maître, s’obstinait à gratter avec ses ongles les cordes à vide d’un autre instrument de la même espèce que celui du chanteur pendant toute la durée du morceau. Elle imitait ainsi un enfant qui, placé dans un salon où l’on fait de la musique, s’amuserait à frapper à tort et à travers sur le clavier d’un piano sans en savoir jouer. C’était, en un mot, une chanson accompagnée d’un petit charivari instrumental. Pour la voix du Chinois, rien d’aussi étrange n’avait encore frappé mon oreille : figurez-vous des notes nasales, gutturales, gémissantes, hideuses, que je comparerai, sans trop d’exagération, aux sons que laissent échapper les chiens quand, après un long sommeil, ils étendent leurs membres en bâillant avec effort. Néanmoins, la burlesque mélodie était fort perceptible, et l’on eût pu à la rigueur la noter. Telle fut la première partie du concert.

A la seconde, les rôles ont été intervertis ; la jeune femme a chanté, et son maître l’a accompagnée sur la flûte. Cette fois l’accompagnement ne produisait aucune discordance, il suivait le chant à l’unisson tout bonnement. La flûte, à peu près semblable à la nôtre, n’en diffère que par sa plus grande longueur, et par l’embouchure qui se trouve percée presque au milieu du tube, au lieu d’être située, comme chez nous, vers le haut de l’instrument. Du reste, le son en est assez doux, passablement juste, c’est-à-dire passablement faux, et l’exécutant n’a rien fait entendre qui n’appartînt entièrement au système tonal et à la gamme que nous employons. La jeune femme est douée d’une voix céleste, si on la compare à celle de son maître. C’est un mezzo soprano, semblable par le timbre au contralto d’un jeune garçon dont l’âge approche de l’adolescence et dont la voix va muer. Elle chante assez bien, toujours comparativement. Je croyais entendre une de nos cuisinières de province chantant : « Pierre ! mon ami Pierre », en lavant sa vaisselle. Sa mélodie, dont la tonalité est bien déterminée, je le répète, et ne contient ni quarts ni demi-quarts de ton, mais les plus simples de nos successions diatoniques, me parut un peu moins extravagante que la romance du chanteur, et tellement tricornue néanmoins, d’un rhythme si insaisissable par son étrangeté, qu’elle m’eût donné beaucoup de peine à la fixer exactement sur le papier, si j’avais eu la fantaisie de le faire. Bien entendu que je ne prends point cette exhibition pour un exemple de l’état réel du chant dans l’Empire Céleste, malgré la qualité de la jeune femme, qualité des plus excellentes, à en croire l’orateur directeur de la troupe, parlant passablement l’anglais. Les cantatrices de qualité de Canton ou de Pékin, qui se contentent de chanter chez elles et ne viennent point chez nous se montrer en public pour un shilling, doivent, je le suppose, être supérieures à celle-ci presque autant que madame la comtesse Rossi est supérieure à nos Esmeralda de carrefours.

D’autant plus que la jeune lady n’est peut-être point si small-footed qu’elle veut bien le faire croire, et que son pied, marque distinctive des femmes des hautes classes, pourrait bien être un pied naturel, très-plébéien, à en juger par le soin qu’elle mettait à n’en laisser voir que la pointe.

Mais je ne puis m’empêcher de regarder cette épreuve comme décisive en ce qui concerne la division de la gamme et le sentiment de la tonalité chez les Chinois. Seulement, appeler musique ce qu’ils produisent par cette sorte de bruit vocal et instrumental, c’est faire du mot, selon moi, un fort étrange abus. Maintenant écoutez, messieurs, la description des soirées musicales et dansantes que donnent les matelots chinois sur la jonque qu’ils ont amenée dans la Tamise ; et croyez-moi si vous le pouvez.

Ici, après le premier mouvement d’horreur dont on ne peut se défendre, l’hilarité vous gagne, et il faut rire, mais rire à se tordre, à en perdre le sens. J’ai vu les dames anglaises finir par tomber pâmées sur le pont du navire céleste ; telle est la force irrésistible de cet art oriental. L’orchestre se compose d’un grand tam-tam, d’un petit tam-tam, d’une paire de cymbales, d’une espèce de calotte de bois ou de grande sébile placée sur un trépied et que l’on frappe avec deux baguettes, d’un instrument à vent assez semblable à une noix de coco, dans lequel on souffle tout simplement, et qui fait : Hou ! hou ! en hurlant ; et enfin d’un violon chinois. Mais quel violon ! C’est un tube de gros bambou long de six pouces, dans lequel est planté une tige de bois très-mince et long d’un pied et demi à peu près, de manière à figurer assez bien un marteau creux dont le manche serait fiché près de la tête du maillet au lieu de l’être au milieu de sa masse. Deux fines cordes de soie sont tendues, n’importe comment, du bout supérieur du manche à la tête du maillet. Entre ces deux cordes, légèrement tordues l’une sur l’autre, passent les crins d’un fabuleux archet qui est ainsi forcé, quand on le pousse ou le tire, de faire vibrer les deux cordes à la fois. Ces deux cordes sont discordantes entre elles, et le son qui en résulte est affreux. Néanmoins, le Paganini chinois, avec un sérieux digne du succès qu’il obtient, tenant son instrument appuyé sur le genou, emploie les doigts de la main gauche sur le haut de la double corde à en varier les intonations, ainsi que cela se pratique pour jouer du violoncelle, mais sans observer toutefois aucune division relative aux tons, demi-tons, ou à quelque intervalle que ce soit. Il produit ainsi une série continue de grincements, de miaulements faibles, qui donnent l’idée des vagissements de l’enfant nouveau-né d’une goule et d’un vampire.

Dans les tutti, le charivari des tam-tams, des cymbales, du violon et de la noix de coco est plus ou moins furieux, selon que l’homme à la sébile (qui du reste ferait un excellent timbalier), accélère ou ralentit le roulement de ses baguettes sur la calotte de bois. Quelquefois même, à un signe de ce virtuose remplissant à la fois les fonctions de chef d’orchestre, de timbalier et de chanteur, l’orchestre s’arrête un instant, et, après un court silence, frappe bien d’aplomb un seul coup. Le violon seul vagit toujours. Le chant passe successivement du chef d’orchestre à l’un de ses musiciens, en forme de dialogue ; ces deux hommes employant la voix de tête, entremêlée de quelques notes de la voix de poitrine ou plutôt de la voix d’estomac, semblent réciter quelque légende célèbre de leur pays. Peut-être chantent-ils un hymne à leur dieu Bouddah, d’ont la statue aux quatorze bras orne l’intérieur de la grand’chambre du navire.

Je n’essaierai pas de vous dépeindre ces cris de chacal, ces râles d’agonisant, ces gloussements de dindon, au milieu lesquels malgré mon extrême attention, il ne m’a été possible de découvrir que quatre notes appréciables (ré, mi, si, sol). Je dirai seulement qu’il faut reconnaître la supériorité de la small-footed Lady et de son maître de musique. Evidemment les chanteurs de la maison chinoise sont des artistes, et ceux de la jonque ne sont que des mauvais amateurs. Quant à la danse de ces hommes étranges, elle est digne de leur musique. Jamais d’aussi hideuses contorsions n’avaient frappé mes regards. On croit voir une troupe de diables se tordant, grimaçant, bondissant, au sifflement de tous les reptiles, au mugissement de tous les monstres, au fracas métallique de tous les tridents et de toutes les chaudières de l’enfer... On me persuadera difficilement que le peuple chinois ne soit pas fou...

Il n’y a pas de ville au monde, j’en suis convaincu, où l’on consomme autant de musique qu’à Londres. Elle vous poursuit jusque dans les rues, et celle-là n’est quelquefois pas la pire de toutes, plusieurs artistes de talent ayant découvert que l’état de musicien ambulant est incomparablement moins pénible et plus lucratif que celui de musicien d’orchestre dans un théâtre, quel qu’il soit. Le service de la rue ne dure que deux ou trois heures par jour, celui des théâtres en prend huit ou neuf. Dans la rue, on est au grand air, on respire, on change de place et l’on ne joue que de temps en temps un petit morceau ; au théâtre, il faut souffrir d’une atmosphère étouffante, de la chaleur du gaz, rester assis et jouer toujours, quelquefois même pendant les entr’actes. Au théâtre, d’ailleurs, un musicien de second ordre n’a guère que 6 livres (150 fr.) par mois ; ce même musicien, en se lançant dans la carrière des places publiques, est à peu près sûr de recueillir en quatre semaines le double de cette somme, et souvent davantage. C’est ainsi qu’on peut entendre avec un plaisir très-réel, dans les rues de Londres, de petits groupes de bons musiciens anglais, blancs comme vous et moi, mais qui ont jugé à propos, pour attirer l’attention, de se barbouiller de noir. Ces faux Abyssiniens s’accompagnent avec un violon, une guitare, un tambour de basque, une paire de timbales et des castagnettes. Ils chantent de petits airs à cinq voix, très-agréables d’harmonie, d’un rhythme parfois original et assez mélodieux. Ils ont de plus une verve, une animation qui montre que leur tâche ne leur déplaît pas et qu’ils sont heureux. Et les shillings et même les demi-couronnes pleuvent autour d’eux après chacun de leurs morceaux. A côté de ces troupes ambulantes de véritables musiciens, on entend encore volontiers un bel Écossais, revêtu du curieux costume des Highlands, et qui, suivi de ses deux enfants portant comme lui le plaid et la cotte à carreaux, joue sur la cornemuse l’air favori du clan de Mac-Gregor. Il s’anime, lui aussi, il s’exalte aux sons de son agreste instrument ; et plus la cornemuse gazouille, bredouille, piaille et frétille, plus ses gestes et ceux de ses enfants deviennent rapides, fiers et menaçants. On dirait qu’à eux trois, ces Gaëliques vont conquérir l’Angleterre.

Puis vous voyez s’avancer, tristes et somnolents, deux pauvres Indiens de Calcutta, avec leur turban jadis blanc et leur robe jadis blanche. Ils n’ont pour tout orchestre que deux petits tambours en forme de tonnelets, comme on en voyait par douzaines à l’Exposition. Ils portent l’instrument suspendu sur leur ventre par une corde, et le frappent doucement des deux côtés avec les doigts étendus de chaque main. Le faible bruit qui en résulte est rhythmé d’une façon assez singulière, et, par sa continuité, ressemble à celui d’un rapide tic-tac de moulin. L’un d’eux chante là-dessus, dans quelque dialecte des Indes, une jolie petite mélodie en mi mineur, n’embrassant qu’une sixte (du mi à l’ut), et si triste, malgré son mouvement vif, si souffrante, si exilée, si esclave, si découragée, si privée de soleil, qu’on se sent pris, en l’écoutant, d’un accès de nostalgie. Il n’y a encore là ni tiers, ni quarts, ni demi-quarts de ton ; mais c’est du chant.

La musique des Indiens de l’Orient doit néanmoins peu différer de celle des Chinois, si l’on en juge par les instruments envoyés par l’Inde à l’exposition universelle. J’ai examiné, parmi ces machines puériles, des mandolines à quatre et à trois cordes, et même à une corde, dont le manche est divisé par des sillets comme chez les Chinois ; les unes sont de petite dimension, d’autres ont une longueur démesurée. Il y avait de gros et de petits tambours, dont le son diffère peu de celui qu’on produit en frappant avec les doigts sur la calotte d’un chapeau ; un instrument à vent à anche double, de l’espèce de nos hautbois, et dont le tube sans trous ne donne qu’une note. Le principal des musiciens qui accompagnèrent à Paris, il y a quelques années, les Bayadères de Calcutta, se servait de ce hautbois primitif. Il faisait ainsi bourdonner un la pendant des heures entières, et ceux qui aiment cette note en avaient largement pour leur argent. La collection des instruments orientaux de l’exposition contenait encore des flûtes traversières exactement pareilles à celle du maître de musique de la small-footed Lady ; une trompette énorme et grossièrement exécutée, sur un patron qui n’offre avec celui des trompettes européennes que d’insignifiantes différences ; plusieurs instruments à archet aussi stupidement abominables que celui dont se servait sur la jonque le démon Chinois dont je vous ai parlé ; une espèce de tympanon dont les cordes tendues sur une longue caisse paraissent devoir être frappées par des baguettes ; une ridicule petite harpe à dix ou douze cordes, attachées au corps de l’instrument sans clefs pour les tendre, et qui doivent en conséquence se trouver constamment en relations discordantes ; et enfin une grande roue chargée de gongs ou tam-tams de petites dimensions, dont le bruit, quand elle est mise en mouvement, a le même charme que celui des gros grelots attachés sur le cou et la tête des chevaux de rouliers. Admirez cet arsenal !! Je conclus pour finir, que les Chinois et les Indiens auraient une musique semblable à la nôtre, s’ils en avaient une ; mais qu’ils sont encore à cet égard plongés dans les ténèbres les plus profondes de la barbarie et dans une ignorance enfantine où se décèlent à peine quelques vagues et impuissants instincts ; que, de plus, les Orientaux appellent musique ce que nous nommons charivari, et que pour eux, comme pour les sorcières de Macbeth, l’horrible est le beau.