jeudi 15 décembre 2011

Yuan Mei, enfin !


« Le Maître ne parlait ni du fantastique, 
ni de la violence, ni du désordre, ni du surnaturel. » 
Lunyu 論語 (Entretiens de Confucius), VII,20 

121ème ouvrage à paraître dans la collection « Connaissance de l'Orient », à l'avenir désormais incertain depuis la disparition de Jacques Dars en décembre 2010, Ce dont le Maître ne parlait pas est donc enfin sorti en librairie le 17 novembre dernier, après plusieurs mois d'une longue attente et après avoir vu sa parution différée à plusieurs reprises. Due aux talents conjugués de Chang Fu-jui (Tchang Fou-jouei) 張馥蕊, de sa fille Jacqueline Chang et de Jean-Pierre Diény, cette traduction partielle du Zibuyu 子不語 de Yuan Mei 袁枚 (1716-1798) nous propose 135 récits sur les 747 (sauf erreur ou omission) que compte ce célèbre recueil de courtes histoires à dominante fantastique (ou merveilleuse, ou surnaturelle, je laisse à de plus savants que moi le soin de choisir l’adjectif adéquat) que son auteur, alors sémillant septuagénaire, publia en 1788, et qu'il compléta quelques années plus tard par une suite du même tonneau. D’emblée, une introduction d’une vingtaine de pages dresse un beau portrait de cette figure hors norme des lettres chinoises que fut Yuan Mei, sans rien nous cacher des rapports souvent épineux qu’il a entretenus avec la critique et la censure morale de son époque, et même au-delà. L'ouvrage est complété par un très instructif appendice analytique et s'achève par un post-scriptum dans lequel J.-P. Diény rend hommage au « parfait lettré chinois » (dixit Jacques Dars) que fut Chang Fu-jui, décédé en mai 2006 à l'âge de 90 ans, et retrace la genèse de cette traduction, née d'un projet de doctorat semble-t-il abandonné en cours de route. 

Le Zibuyu, jusqu'ici, n'avait guère tenté les traducteurs français, à l’exception du père Léon Wieger, s.j., (1856-1933) qui en donna dans son Folk-lore chinois moderne, paru il y a plus d’un siècle, en 1909 pour être précis, des adaptations très libres, et par ailleurs savoureuses (pour ma part , je les lis et les relis toujours avec plaisir)... mais très libres quand même, et de Solange Cruveillé et Pierre Kaser qui en ont traduit, et véritablement traduit cette fois, une douzaine de récits qu’a publiés la revue Le Visage vert dans son n° 16 de juin 2009. Nous tenons donc aujourd’hui notre première « vraie » traduction française d'envergure. Fait notable, ses auteurs ont pris le parti de limiter leur choix aux seuls récits qui de près ou de loin ont partie liée avec le rêve : Le merveilleux onirique, tel est d'ailleurs le sous-titre qu'ils ont donné à leur recueil. 

Mais qu’on se rassure, ce choix n’a rien de restrictif, car pour Yuan Mei, le rêve n’est qu’un prétexte, un point de départ à partir duquel il nous entraîne, irrésistiblement, dans des histoires de toute sorte où son imagination sans frein s’en donne à cœur-joie. La plupart d’entre elles sont des histoires à faire peur : histoires de fantômes et de démons de tout poil, de vengeance d’outre-tombe, de châtiment aux enfers, de sorcellerie et d’envoûtement, j’en passe et des meilleures, bref, Yuan Mei n’est jamais en peine d’inspiration pour s’amuser à faire un courir un frisson d’épouvante sur l’échine du lecteur, n’hésitant pas au besoin à mettre en œuvre des moyens dignes du Grand Guignol : témoin parmi d’autres l’histoire n° 20, traduite sous le titre « Le dieu de la Ville se charge de sermonner une épouse » 城隍替人訓妻 où l’on voit ladite divinité, bien décidée à ramener à de meilleurs sentiments une bru impie doublée d’une épouse intraitable, rameuter une escouade de démons « porteurs de couteaux et scies, à la mine terrible et féroce », qui déploient sous les yeux horrifiés de la mégère tout un attirail de marmites d’huile bouillante et de moulins à viande. Heureusement pour elle, ce n’était qu’un rêve. Mais il est des rêves dont on ne sort pas indemne : à preuve celui que fait le malheureux bachelier Chen, dans l’histoire n° 47 intitulée « Zhang Youhua » 張又華, et dans lequel il se fait agresser physiquement par un démon malfaisant. Réveillé en sursaut, il se découvre porteur de blessures bien réelles dont il mourra bientôt. 

Mais tout n’est pas macabre ni sanguinolent dans ce recueil, tant s’en faut, et Yuan Mei n’hésite pas à faire alterner histoires d’épouvante et contes de fées classiques, comme avec « Le rêve de Xianting » 香亭記夢 (n° 113) où sont évoquées les amours d’un simple mortel et d’une femme-poisson aux étranges pouvoirs. Il arrive aussi que les rêves soient annonciateurs de bonnes nouvelles et tiennent leurs promesses (ce qui, il faut l’avouer, n’est pas toujours le cas) : dans le récit n° 126, « Un succès prévu » 預知科名, Yuan Nan, cousin de Yuan Mei et candidat à l’examen de licence, rêve qu’un inconnu lui prédit sa réussite à l’examen et lui révèle même le sujet qui va sortir. Tout se passera en effet comme prévu. Exemple, au rebours, de rêve trompeur : un certain Luo, qui se retrouve en rêve au tribunal des enfers, y apprend d’un sbire que son père est appelé à connaître un grand bonheur (dafu 大福). Hélas, en fait de grand bonheur, c’est l’hydropisie qui attend le père de Luo et qui l’emportera, car ce dafu n’était en réalité qu’un gros ventre 大腹 ! (« Un grand bonheur l’attend » 大福未享, n° 4). 

L’humour si particulier de Yuan Mei fait merveille dans plus d’un récit du Zibuyu, ce qui n’a pas échappé à notre équipe de traducteurs. Plusieurs récits qu’ils ont retenus pour leur anthologie sont d’une drôlerie achevée, comme « Le dieu de la Ville se charge de sermonner une épouse » déjà cité, ou encore le n° 11, « Le bachelier Qiu » 裘秀才, dans lequel le bachelier en question, en punition de son peu de respect pour les divinités locales et de son caractère procédurier, se voit fesser en place publique, conformément à la prophétie qui lui fut faite en rêve. Bref, on ne s’ennuie pas une seule seconde à la lecture de ce livre, qui n’a qu’un défaut, à mes yeux, celui de laisser en bouche un goût de trop peu. 

Quid, maintenant, de la traduction ? Si Jacqueline Chang est pour nous une nouvelle venue dans le domaine de la traduction littéraire, son père Chang Fu-jui et son maître Jean-Pierre Diény sont en revanche de vieilles connaissances, et leurs états de service parlent pour eux. On pouvait donc en toute quiétude s'attendre de la part de ce trio de traducteurs à un travail de très haute qualité : élégantes, savantes, précises, leurs traductions rendent enfin justice à un ouvrage qui a sa place à côté des Chroniques de l'étrange (Liaozhai zhiyi 聊齋誌異) de Pu Songling 蒲松齡 et des Notes de la chaumière des perceptions subtiles (Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記) de Ji Yun 紀昀. 

Je voudrais pour finir signaler quelques traductions du Zibuyu dont la lecture permettra de prolonger celle de Ce dont le Maître ne parlait pas
  • Tout d’abord, l’œuvre maîtresse du sinologue néerlandais J.J.M. [Jan Jakob Maria] de Groot (1854-1921), The Religious System of China, publié de 1892 à 1910, dont les 3 derniers volumes sont illustrés de larges extraits du Zibuyu, ou plutôt du Tsze puh yu pour reprendre sa transcription. Ses traductions sont de grande qualité et sont bien plus fidèles que celle de son contemporain Wieger. 
  • Ensuite, l’anthologie traduite en allemand par Rainer Schwarz (également traducteur de Shen Fu 沈復 et de Cao Xueqin 曹雪芹) sous le titre Chinesische Geistergeschischten (Histoires de fantômes chinois) et publiée en poche chez Insel Verlag en 1997 (110 récits tirés du Zibuyu et de sa suite). Pour autant que je puisse en juger, cette traduction est d’un niveau comparable à celle des Chang et Diény. 
  • Pour les lecteurs qui pratiquent le russe, il existe également un choix de récits, publié à Moscou en 1977 aux éditions Naouka, fait par la sinologue soviétique Olga Fishman à partir du Zibuyu et de sa suite, intitulé Novye Zapisi Tsi Sie (O Chem Nie Govoril Konfutsiï). Mes quelques pauvres notions de russe péniblement acquises il y a bien longtemps m’interdisent malheureusement d’émettre la moindre appréciation sur cette traduction. 
  • Pour mémoire, signalons aussi la petite anthologie traduite en italien par Edi Bozza sous le titre Quel che il maestro non disse (Mondadori, 1996), qui semble être définitivement épuisée et introuvable. 
  • La même année, Kam Louie et Louise Edwards avaient livré un Censored by Confucius. Ghosts Stories by Yuan Mei (M.E. Sharpe, 1996) qui retenait pas moins de 100 récits répartis en 16 thèmes.  
 

Enfin, je ne résiste pas au plaisir de faire part aux lecteurs de ce blog d’une petite découverte que j’ai faite il y a peu par le plus grand des hasards : il s’agit de ce qui est sans doute la plus ancienne traduction du Zibuyu dans une langue occidentale, puisqu’elle a paru en 1838 dans la revue missionnaire The Chinese Repository publiée à Canton. Un article de cette revue, consultable en ligne ici, donne la traduction anglaise de quatre courtes histoires, traduction que l’article attribue sans plus de précisions (si je traduis correctement) à « un jeune garçon âgé de douze ans, qui se consacre à l’étude de la langue [chinoise] depuis environ quatorze mois » (a lad twelve years old, who has been engaged in studying the language about fourteen months). 

Qui était ce mystérieux jeune garçon manifestement doué ? A-t-il persévéré dans son travail de traduction, et si oui, qu’est devenu son manuscrit ? J’ai bien peur, hélas ! que ces questions ne demeurent pour toujours sans réponse. 

Quoi qu’il en soit, bonne lecture à toutes et à tous !

Alain Rousseau 

Ce dont le Maître ne parlait pas (Le merveilleux onirique) de Yuan Mei, récits traduits du chinois, présentés et annotés par Chang Fu-jui, Jacqueline Chang et Jean-Pierre Diény, collection « Connaissance de l’Orient », série chinoise, Gallimard, 2011, 369 p. ISBN : 978-2-07-013183-9