mercredi 25 avril 2012

Miscellanées littéraires (009)

 Source Gallica : Illustrations de L'Hindoustan (1816) : 

Ces nouveaux « Miscellanées littéraires » vont me donner l'occasion de mettre en vedette le Marseillais, Antoine André Bruguière de Sorsum, lequel né le 22 juin 1773 est mort à Marseille le 7 octobre 1823. Vous le retrouverez dans la note 2 de cette édition annotée de Stello (1832) d'Alfred de Vigny (1797-1863), dont Thomas Pogu, qui a retenu le passage ci-dessous, nous dit qu’il est « ouvrage à mi-chemin entre le roman et l'essai, qui traite du triste sort que réserve la société aux poètes, sujet que Paul Verlaine a, en 1884, lui-même traité et fixé dans notre mémoire collective en leur consacrant cette si belle appellation de poètes maudits. »

Pour en revenir à Bruguière de Sorsum, les amateurs de traduction littéraire du  XIXe siècle le connaissent bien. Son apport à la connaissance de la littérature chinoise se limite à la mise en français d’une pièce du théâtre des Yuan — Lao sheng er  老生兒 — et d’un conte en langue vulgaire — il s’agit de la troisième des Douze tours (Shi’er lou 十二樓), « San yu lou » 三與樓 de mon cher Li Yu 李漁 (1611-1680) —  déjà traduits par l’anglais J. F. Davis, dans un recueil publié en 1819 sous le titre  Lao-Seng-Eul, comédie chinoise, suivie de San-Iu-Leou, ou les trois étages consacrés, Conte moral.

Dans l’ «Avis du traducteur français » à cette édition,  Bruguière de Sorsum signale que le goût de tourner l’ouvrage anglais dans notre langue lui est venu à la lecture du compte-rendu qu’en avait donné Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), dans le Journal des Savan[t]s, du mois de janvier 1818 ; il écrit : « Ayant lu ce drame avec beaucoup d'intérêt, j'ai pensé qu'une traduction dans notre langue pourrait être accueillie avec quelque faveur par ceux qui aiment à comparer, dans toutes les littératures, les progrès de l'esprit humain et l'état des sociétés, de leurs mœurs et de leurs connaissances. ».

Il est aisé de juger du résultat car Pierre Palpant, encore lui, a saisi l’ensemble de l’ouvrage qu’il a installé sur son site chineancienne.fr. De futurs travaux évoqués récemment reviendront plus longuement sur la contribution de Bruguière de Sorsum et d’Abel-Rémusat. Je me contente donc de noter que Bruguière de Sorsum a rendu en 1819 un ouvrage paru en 1817 qui est comme l’écrit Victor Hugo au Livre Trois Des Misérables, « l'année que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait la vingt-deuxième de son règne. C'est l'année où M. Bruguière de Sorsum était célèbre. Toutes les boutiques des perruquiers, espérant la poudre et le retour de l'oiseau royal, étaient badigeonnées d'azur et fleurdelysées. » 

Mais voici donc l'extrait de Stello en question (situé au chapitre XXVI, « Une chaise de paille », pp. 133-134 de l'édition GF-Flammarion n° 1390, datant de 2008), avec les nécessaires notes explicatives de Marc Eigeldinger (1917-1991) qui l'accompagnent :
« Quand la foi est morte au cœur d'une nation vieillie, ses cimetières (et ceci en était un) ont l'aspect d'une décoration païenne. Tel est votre Père-Lachaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui : "Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussière des jardins tout petits remplis de petites urnes, de colonnes d'ordre dorique ou corinthien, de petites arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée comme pendules curieuses ; le tout bien badigeonné, marbré, doré, enjolivé, vernissé ; avec des grillages tout autour, pareils aux cages des serins et des perroquets ; et, sur la pierre des phrases semi-françaises de sensiblerie Riccobonienne (1), tirées des romans qui font sangloter les portières et dépérir toutes les brodeuses ?"
L'Indou sera embarrassé ; il ne verra ni pagodes de Brahma, ni statues de Wichnou (2) aux trois têtes, aux jambes croisées et aux sept bras ; il cherchera le Lingam (3), et ne le trouvera pas ; il cherchera le turban de Mahomet, et ne le trouvera pas ; il cherchera la Junon des morts (4), et ne la trouvera pas ; il cherchera la Croix, et ne la trouvera pas, ou, la démêlant avec peine à quelques détours d'allées, enfouie dans les bosquets et honteuse comme une violette, il comprendra bien que les Chrétiens font exception dans ce grand peuple ; il se grattera la tête en la balançant et jouera avec ses boucles d'oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur. Et, voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins sablés, et danser sous les fleurs et sur les fleurs des morts, remarquant l'urne qui domine les tombeaux, n'ayant vu que rarement : Priez pour lui, priez pour son âme, il vous répondra : "Très certainement ce peuple brûle ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu'après la mort du corps tout est dit pour l'homme. Ce peuple a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de rire sur leurs cadavres parce qu'il hérite enfin de leurs biens, ou parce qu'il les félicite d'être délivrés du travail et de la souffrance.
Puisse Siwa aux boucles dorées et au col d'azur, adoré de tous les lecteurs du Véda, me préserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil à la fleur dou-rouy (5), a comme elle deux faces trompeuses !" »
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(1) Riccobonienne. Marie-Jeanne Riccoboni (1714-1792), actrice et femme de lettres, acheva La Vie de Marianne de Marivaux et écrivit des romans, exaltant la sensibilité.

(2) Wichnou. Raymond Schwab a montré, dans La renaissance orientale (Payot, 1950), que Vigny a été initié de bonne heure aux religions et à la pensée de l'Inde par Bruguière de Sorsum, traducteur de Sacountalâ (1803), et par l'orientaliste Pauthier. Le poète s'est d'abord intéressé au brahmanisme, puis à la lecture du Manou, des Védas et enfin au bouddhisme comme le Journal en témoigne. Ces pages du chapitre XXVI de Stello, consacrées au brahmanisme, sont écrites, commente R. Schwab, « sans autre raison que le plaisir d'humilier l'Occident devant l'Orient ».

(3) Lingam ou Linga. Symbole de l'organe sexuel masculin, attribué à Çiva et représenté sous la forme d'une colonne.

(4) La Junon des morts. Dans L'Énéide (livre VI, v. 138), Virgile évoque « un arbre touffu, consacré à la Junon infernale » et Ovide, dans Les Métamorphoses (livre XIV, v. 114), « la forêt consacrée à la Junon de l'Averne ». Parfois Junon est identifiée avec Proserpine.

(5) La fleur dou-rouy. Selon l'hypothèse de Jacques May, professeur de philosophie et de philologie bouddhiques à l'Université de Lausanne, la fleur dou-rouy correspond vraisemblablement à duroa ou datura — identification rendue possible par la « tendance des langues indiennes modernes à amuïr l'a bref final ». Le duroa ou datura a la double propriété que Vigny lui attribue, celle de posséder de belles fleurs blanches et celle de contenir un violent pouvoir toxique. La forme duroa est attestée dans l'ouvrage de Jean Mocquet, Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occidentales, Paris, 1617. Kipling fait allusion à ce pouvoir vénéneux du datura dans Le second livre de la jungle (« L'Ankus du roi ») et André Breton décrit la plante dans L'Amour fou (Gallimard, 1966, p. 85-86).

2 commentaires:

Thomas Pogu a dit…

Il est aisé de jugER...?

Je prévois de piocher dans les Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites (1702-1776), Paris, Garnier-Flammarion, 1979, récemment acquis d'occasion, notre prochaine Miscellanée. Je ne l'ai pas encore lu, mes travaux pour Gallimard me prennent hélas (?) tout mon temps et mon énergie... Je crois, en l'ayant quand même parcouru des yeux, être tombé sur un extrait sur la difficulté d'apprendre/parler/écrire le chinois que je crois avoir déjà vu/lu quelque part, peut-être bien dans l'une de vos si riches plaquettes sur la littérature... Je ne sais plus. Il me semble que l'on pourrait citer tout l'ouvrage (500 pages tout de même), aussi la difficulté sera de bien choisir un ou deux extraits particulièrement intéressants/drôles/"édifiants et curieux"...

Bref, je vous souhaite une bonne continuation (à défaut de bonnes 'vacances').

Bien à vous,
T.P.

Pierre Kaser a dit…

Bonne idée. L'ouvrage a été réédité chez Desjonqueres en 2002 et P. Palpant a commencé leur numérisation : voir ici > http://www.chineancienne.fr/17e-18e-s/lettres-%C3%A9difiantes-et-curieuses/). Une mine inépuisable... Bien à vous aussi. PK.